SOUVENIRS DE LA GRANDE GUERRE
Souvenirs
rédigés par mon grand-père Auguste Delacour (1888-1965) pendant sa captivité en Allemagne, après son amputation du bras. Ils
étaient rédigés sur un agenda
allemand datant de 1915.
TABLE DES MATIERES
I CHATELET, le 22 août 1914
II La nuit du 22 août
III Amputé
IV La captivité
V Brutalités
VI Noël des prisonniers
VII La neige et la pluie au camp
VIII La discipline à la prussienne
IX Les nourrissons
X Premier de l'an
XI Les conférences
XII Le théâtre et la presse
XIII Le service postal et les colis
XIV Noms et adresses de rencontres secourables
Notes
Carte de la bataille de Charleroi
22 Août 1914
Ces notes font partie d'un carnet dont le début manque.
(...)
CHATELET
...A son commandement nous passons au feu à répétition et une
nappe de balles s'abat sur les escadrons en débandade... Une fièvre inconnue
fait battre mes tempes. Mes mouvements deviennent saccadés, nerveux. Je tire! Je
tire! Presque au jugé, vidant mon magasin en quelques secondes...
Les cavaliers tourbillonnent et se dispersent. Mais
quelques-uns emportés malgré eux par leurs montures affolées arrivent presque
sur nous. Une rafale de projectiles les abat à vingt mètres de notre remblai.
Sauf un seul... D'un élan fou, le cheval s'enlève au milieu des balles, prend
pied sur la ballast et rejaillit de l'autre côté du remblai. J'en suis encore à
me demander comment il ne se brisa pas dans ce saut insensé.
Malgré cette prouesse, le hussard ne devait pas échapper à
son destin. Un coup de revolver claqua derrière nous... Je vis l'Allemand
lâcher les rênes, glisser sur la croupe et rouler sur le sol pendant que le
cheval continuait sa course folle, les étriers ballants. Puis je vis le
capitaine qui posément remplaçait l'étui vide dans son revolver par une
cartouche pleine tout en se dirigeant vers sa victime. Il ramassa le shako qui
avait roulé près du cavalier et nous l'apporta. Sur le devant il nous fit
remarquer une tête de mort et deux tibias en croix, le tout en métal nickelé.
Nous avions eu affaire aux fameux Hussards de la Mort, ce régiment de carnaval
dont le colonel honoraire n'était autre que la princesse Victoria-Luise, la
digne soeur du Kronprinz. Ce régiment ne devait pas se couvrir de gloire durant
la campagne. Déjà solidement étrillé par la cavalerie belge qui lui avait
enlevé son étendard, il venait de perdre plus de la moitié de son effectif dans
sa charge avortée sur le 39eme.
Nul objectif ne s'offrant plus à nos Lebels
dans ce secteur, nous recevons l'ordre de regagner nos abris un par un, au pas
de course.
A peine les premiers ont-ils quitté le talus que des
sifflements bien connus se font entendre. Un homme de la première demi-section
s'abat comme fauché... Mon camarade de droite se lève et détale. C'est mon
tour. Je pars, le dos baissé... Quelques balles me rasent: l'une frappe mon sac
en biais: puis ma gamelle vide traversée. Je sens un petit frisson au creux des
omoplates. Je cours plus vite et tout d'un
coup je manque de buter dans mon camarade parti avant moi: il vient de
s'arrêter net avec un cri de douleur et je le vois qui soutient son bras droit
brisé par une balle. Le sang ruisselle en cascade sur sa manche. Un meulon de
blé est là tout près: je lui crie de se jeter derrière et je me précipite
moi-même à genoux. Il me rejoint, hurlant de douleur et au moment où il va
s'allonger près de moi je perçois un bref sifflement qui s'interrompt dans un
bruit mat et le pauvre camarade s'abat sur moi m'inondant de sang : la balle
lui a fracassé le crâne.
Tout saisi je reprends mon fusil, je me jette en avant et je
rejoins heureusement la section dans l'ébauche de tranchée. Les tirailleurs
algériens nous avaient dépassé et se trouvaient dans le bas-fonds devant nous.
Derrière la crête qui les abritait des vues et des coups de l'ennemi, une
seconde crête sensiblement plus élevée s'empanachait des fumées des éclatements
des obus de nos batteries. La voix du capitaine nous désigna cette seconde
crête comme objectif et nous commanda un feu de 4 cartouches avec la hausse de
600 mètres. Je ne distinguais rien sur le vert de l'herbe, entre les fumées des
obus... Je visai un peu plus bas que le sommet et tirai les 4 balles au hasard.
Puis sur un nouveau commandement nous passâmes au feu à volonté... Cette
fusillade dura un quart d'heure. Je dois avouer que pour ma part, je ne vis
absolument rien sur la bande de terrain désignée... Et pourtant, il y avait là
un bataillon entier couché dans l'herbe. Mais la teinte neutre des uniformes
allemands les rendait presque invisibles. Il n'en était malheureusement pas de
même de l'éclatante teinte rouge de nos pantalons.
Lorsque le commandement de « Cessez le feu »
courut le long de la ligne, mon fusil commençait à me brûler les mains.
Quelqu'un cria vers la droite: « Les Turcos ! Les
Turcos qui partent à la baïonnette ! » Je regardai au-dessus du parapet de
notre abri. Les tirailleurs avaient quitté le bas-fonds et commençaient à
escalader le versant de la pente que dominaient les fantassins allemands. Les
fines aiguilles d'acier luisaient au bout de leurs fusils: ils montaient au pas
sur deux lignes, les officiers en avant.
Le fracas de la canonnade redoubla derrière nous et la crête
disparut dans la fumée des explosions. Puis soudain tout se tut et un
angoissant silence pesa durant quelques minutes sur cette partie du champ de
bataille, coupé de loin en loin par le crépitement éloigné des mitrailleuses.
Les Turcos montaient toujours... Encore cinquante mètres et
ils vont atteindre la crête... Mais une rafale de coups de fusils éclate. Des
flottements se produisent dans leurs longues lignes: des vides se forment et
des corps étendus commencent à jalonner le terrain. Nous voyons leurs officiers
lever leurs épées et courir vers le sommet. Les Africains prennent le pas de
course.
Juste à ce moment nos officiers nous jettent un
commandement: « Debout baïonnette au canon ! Point de direction la crête
d'en face ! Nous appuyons les tirailleurs ! » Nous sommes debout d'un
bond. Les baïonnettes claquent en
s'appliquant aux canons des fusils... En avant ! Nous dévalons la pente et
soudain je ramasse la plus effroyable pelle que je puisse imaginer. Ma jambière
gauche s'est délacée et s'est mise à traîner au bout du lacet de cuir. Mon pied
droit s'est posé sur ma jambière et ma course étant subitement arrêtée je
m 'allonge de tout mon long, piquant ma baïonnette dans la terre. Je me
remets debout, la capote et la figure pleines de terre, et je regarde les
camarades... Nous remontons les pentes. Des blessés s'appliquent leurs
pansements individuels et tentent, en se traînant à travers les balles, de
regagner nos lignes... L'un d'eux est rouge de sang de la gorge jusqu'au
jambes, comme un véritable boucher. Il s'est fait une béquille de son fusil en
mettant la crosse sous le bras et avance péniblement. Mais dix mètres plus
loin, je devais voir une chose plus terrible encore. Un fantassin était allongé
au milieu d'une véritable mare de sang. En arrivant à sa hauteur, je vis, avec
un sursaut d'horreur, que le pauvre corps n'avait plus de tête. Un obus
arrivant probablement de plein fouet l'avait décapité. Moi qui, avant guerre,
ne pouvais supporter la vue du sang, j'étais bien servi pour mon baptême du
feu. Je m'écartai pour ne pas marcher dans le sang et je passai.
A la crête, un orage de balles nous accueillit. Sans
répondre, nous rejoignons au plus vite les tirailleurs qui soufflaient une
minute en fusillant dans le dos les Boches qu'ils venaient de déloger de la
crête. Ce bond nous abritait du feu de la seconde ligne ennemie. Nous prenons
part à la fête. Rien de plus amusant que de canarder un ennemi qui s'enfuit...
Puis en avant ! Nous repartons... Nous grimpons la seconde pente et soudain
nous butons dans des fils de fer tendus entre des piquets. Instinctivement, je
me jette à terre, pressentant un piège, et bien m'en prend car une effroyable
pluie de balles s'abat sur nous. En une minute, le quart de notre effectif est
à terre. Et pas moyen de répondre à ce feu enragé, nous ne voyons plus rien. L'ennemi
doit se servir de plusieurs mitrailleuses car nous percevons le crépitement
régulier de plusieurs de ces engins parmi les rafales sporadiques de la
fusillade. Impossible de rester où nous sommes. « En retraite ! »
crie le lieutenant. Nous nous retournons et soudain derrière nous une longue
ligne d'Allemands surgit de la fatale crête en poussant des hurlements
féroces... Les mitrailleuses tirent... Gagnons la crête crie le lieutenant,
puis face en arrière... Nous y resterons jusqu'au dernier s'il le faut... Mais
sapristi ! Nous avions au moins un bataillon de zouaves avec nous. Que
font-ils? Où sont-ils donc passés? Ce serait pourtant le moment d'arrêter la
charge des Allemands par une fusillade qui nous permettrait de reprendre pied
sur la crête que nous avons quittée la première... Mais rien! Nous franchissons
le sommet conquis à la baïonnette par les tirailleurs et nous nous replions au
pas de course vers celui que nous occupions primitivement. Les Allemands nous
poursuivent, toujours hurlant. Quelques-uns tirent sur nous, sans s'arrêter,
leur arme appuyée à la hanche. Leurs tambours roulent sourdement et leurs
clairons jettent une sorte de plainte qui ne ressemble que de très loin aux
notes fougueuses de notre charge. Mais cette fuite me stupéfie. Car c'est bien
une fuite de notre part -ou du moins cela y ressemble furieusement. A quoi
pensent nos officiers? Est-ce que nous n'allons pas faire halte quelque part et
disputer le terrain pied à pied? Je me retourne plusieurs fois, fou de colère,
et je lâche à chaque fois plusieurs coups de feu sur la masse qui monte. J'ai
la satisfaction de voir plusieurs de mes coups porter juste. Pensez donc, je
tire à 80 mètres au plus. Jusqu'ici je ne suis pas blessé. Une balle a frappé
ma gamelle sur mon sac et l'a transpercée. J'ai senti deux autres balles
frapper mon sac en biais. Elles doivent être restées dedans, car le linge
s'oppose plus que tout autre obstacle à la progression des balles. Nous voici à
la crête... Nous débouchons sur l'autre versant et soudain je vois les zouaves
qui montent, baïonnette au canon, en ligne déployée! Bravo! Sang Dieu, nous
allons rire! Nous rejoignons les zouaves, nous intercalons dans leurs rangs
n'importe où et nous faisons face à l'ennemi. Je recharge précipitamment le
magasin de mon Lebel... Notre ligne s'arrête... Je devine ce qui va se passer
et j'arme mon fusil. La ligne allemande émerge tout d'un coup jusqu'à mi-corps
du sommet de la crête. Et soudain une effroyable fusillade s'abat sur elle à 30
mètres. Je les vois tomber bouche ouverte. Ils tourbillonnent dans une
confusion inexprimable... C'est un véritable souffle de mort qui les décime à
bout portant... Sur un commandement, nous cessons le feu et nous repartons
encore une fois la baïonnette basse... Derrière nous éclatent les notes de la
charge. Bravo! Bravo! En avant! D'un bond nous sommes à la crête juste au
moment où les Boches terrifiés l'abandonnent... J'éclate d'un rire nerveux...
Si vite qu'ils détalent, nous les atteignons et nos terribles lames de
baïonnette entrent en jeu. Ils se défendent à peine. Je vois les turcos en
embrocher dans les reins en riant d'un rire de fauve... Les zouaves travaillent
ferme eux aussi. Quant à nous, nous ne cédons notre place à personne. Quelques
Allemands se laissent tomber à terre mais en passant les tirailleurs les
clouent au sol sans pitié. Quelques coups de feu traversent les clameurs du
combat à l'arme blanche. Je dis combat mais le mot juste est massacre. Les
Allemands ne se défendent pas, ils détalent, quelques-uns jettent leur arme
pour courir plus vite. C'est terrible, une véritable vision de meurtre... Je
cours comme les camarades mais jusqu'ici je n 'ai trouvé devant moi aucun
ennemi. Il n'y a plus d'alignement chez nous. Chacun tue pour son propre
compte. La ligne est morcelée, divisée, par des groupes épars d'ennemis...
Soudain, un Allemand étendu à terre se dresse devant moi. Peut-être a-t-il
voulu faire le mort mais la terreur l'empoignant à notre approche il se dresse
et s'enfuit, perdant son casque. Je le poursuis et je suis sur lui en dix
secondes. Vais-je l'embrocher? Je ramène mon fusil en arrière... Mais mes nerfs
ne me permettent pas la brusque détente qui pousse la baïonnette en avant pour
le coup mortel... Je pourrais peut-être le maîtriser, le faire prisonnier. Ma
baïonnette baissée est à dix centimètres de son dos... Et tout à coup, sous une
pression nerveuse, involontaire, de mon doigt, le coup part... L'Allemand se
plie en arrière, comme fauché. Un horrible sursaut le ramène en avant et il
s'écroule face contre terre, mort. Je passe sans y prêter plus d'attention.
C'est la guerre. Je n 'ai pas réfléchi que cet homme que je viens de tuer comme
un chien a peut-être une fiancée, une femme qui l'attend au pays et pleure en
pensant à lui. Je n'ai vu en lui que l'envahisseur, l'ennemi détesté... Oh oui,
la guerre, qui arme les uns contre les autres des hommes qui, de gens qui ne
demandaient qu'à vivre en frères, fait des loups enragés, la guerre est une
chose maudite! Ces réflexions, je ne les ai pas faites sur le champ de
bataille, mais après, lorsque, à mon tour, je fus couché sur un lit d'hôpital.
Les Allemands en fuite viennent buter à leur tour sur leurs
propres fils de fer. Ils ont ménagé des trous qui leur permettent de les
traverser assez facilement en temps normal. Mais ces diables de fils de fer
sont disposés en quinquonce. Par cette disposition, ils nous auraient forcé, au
cas où nous aurions tenté de les traverser, à arpenter sous leur feu.... Cette
précaution se retourne à présent contre eux. Elle les oblige à nous prêter le
flanc. Nous ne nous engageons pas dans le réseau. Nous nous jetons à terre à 20
mètres des premiers piquets et nous commençons un feu à répétition dont on peut
dire sans crainte de se tromper que presque tous les coups portent... Quelques-uns
des Allemands réussissent à passer malgré la grêle de balles et reprennent leur
calme de l'autre côté des fils de fer. Notre batterie les a repérés et leur
envoie coup sur coup deux salves de Shrapnells...
Sous les gerbes de balles de plomb, à chaque fois nous voyons des malheureux
s'aplatir dans l'herbe et demeurer immobiles. Bien peu réussirent à repasser
la crête et à se mettre à l'abri sur l'autre versant.
Nous cessons le feu. Autour de nous aucune balle ne siffle
plus. Nous entendons soudain la détonation des canons allemands,
puis celles plus sèches des 75 mm français. Sans doute un
duel est-il engagé
entre les deux artilleries, mais, dans le fond de notre ravin, nous
n'en voyons
rien... L'ordre nous arrive de demeurer à l'abri. Je veux
profiter de cette
accalmie pour casser une croûte. Mais mon gosier ne permet
à aucune bouchée de
passer. Je suis trop énervé. Je cherche des yeux Garnier.
Il arrive justement
vers moi, me cherchant lui aussi. Il a perdu son képi.... Nous
nous serrons la
main, enchantés de nous revoir en vie malgré la tourmente
et, comme nous nous
sommes perdus de vue durant le combat, nous nous racontons nos
impressions...
Il sort sa baïonnette du fourreau pour me la montrer. Elle est
rouge de sang...
Cette vue ne m'émeut pas. Je lui fais observer seulement qu'elle
va rouiller
s'il la laisse ainsi humide. Sans mot dire, il prend une poignée
d'herbe et
l'essuie froidement. Je lui raconte comment j'ai tué mon
Prussien. Il rit quand
je lui avoue mon hésitation et, ma foi, je fais chorus. Quels
sauvages nous
sommes devenus... Il a de l'eau de vie dans son bidon. Nous en buvons
chacun
une bonne lampée... A ce moment on entend: « Sac au
dos! » Nous nous
reformons par régiments, les tirailleurs à droite, les
zouaves à gauche, et
nous repartons... Notre section est déjà bien
diminuée. Nous comptons une
quinzaine de blessés et six morts.
Nous grimpons une côte et nous déployons en tirailleurs au
sommet. Devant nous, à 800 mètres, à la lisière d'un bois, une batterie
allemande est en action. Nous distinguons les artilleurs autour de leurs
pièces, les larges éclairs et les bouffées de fumée des départs des coups. Elle
tire sur la haie d'un bois qui lui fait face, à 2000 mètres. Nous ne savons par
qui il est occupé.
Près de nous, une section de mitrailleuses vient prendre
position. Nous voyons les mitrailleurs déplier le trépied, les chargeurs
disposer les bandes de munitions, les pointeurs viser après avoir réglé la
hausse à la graduation indiquée par le télémétreur. Le lieutenant commandant la
section braque sa jumelle sur la batterie allemande et crie: « Commencez
le feu... » Deux salves de crépitements rapides se font entendre. Nous
pouvons constater une perturbation chez l'ennemi dont les coups ne se succèdent
plus aussi régulièrement. A ce moment on nous crie: « Objectif la pièce
ennemie... Hausse 850 mètres... Feu à volonté... Commencez le feu... » Nos
Lebels commencent à cracher... Au lieu de tirer coup par coup, j'utilise tout
le contenu de mon magasin que je recharge ensuite. Je tire par séries de 10
balles. Malheureusement, à cette distance, nous ne pouvons nous rendre compte
du résultat.
Nous réussissons après un feu d'une dizaine de minutes à
museler le feu de la batterie... Notre lieutenant la tient sans cesse dans ses jumelles.
Attention, crie-t-il: elle va nous canarder... Nous pouvons observer en effet
un mouvement des pièces. Au lieu de se présenter à nous de profil, elles nous
présentent les surfaces carrées de leurs pare-balles et leur ligne exécute donc
une conversion qui leur permet de nous faire face. Cela va grêler dur tout à
l'heure! Mais minute! Notre feu redouble. Puis soudain, de l'extrême droite de
la haie qui servait d'objectif aux Allemands quelques minutes auparavant,
partent coup sur coup quatre détonations. C'est une batterie française... Du
beau milieu de la batterie ennemie jaillissent quatre colonnes de fumée blanche
au milieu d'une averse de pierrailles et de terre. Aussitôt quatre autres
coups... Les Allemands pris en enfilade nous paraissent perdre pied. Ils
veulent tenter d'amener leurs avant-trains pour enlever leurs pièces. Mais
notre batterie ne l'entend pas ainsi... Elle tire une volée de Shrapnells. Nous
voyons les nuages ronds des explosions surgir à quelques mètres au dessus des
canons allemands. Les attelages qu'on amenait sont décimés. Les chevaux
s'abattent, gigotent à terre. Quelle boucherie ce doit être là-bas... Nouvelle
salve de shrapnells immédiatement suivie d'une volée de percutants... Au nuage
de fumée d'une des explosions se mêle une énorme colonne de fumée noirâtre,
puis le son d'une énorme détonation parvient à nos oreilles... C'est un de
leurs caissons qui
vient de sauter. Bravo les artilleurs! Ils nous ont épargné une bonne tuile...
Leur feu a ralenti. Le nôtre aussi. On crie « baïonnette au canon! »
de nouveau. De nouveau les lames surgissent des fourreaux. On avance au pas de
charge et nous voilà partis vers les canons allemands.
800 mètres, c'est long... De nouveau les balles sifflent
autour de nous. Peu nombreuses il est vrai. Sans doute le soutien d'infanterie
de la batterie qui nous tire dessus. Mais cette fusillade ne dure pas. Nos
artilleurs l'ont sans doute fait taire car ils fouillent de leurs obus la
lisière du bois. Nous pouvons arriver jusque sur les pièces allemandes sans
aucune perte. Nous voici parmi les canons. Quel carnage, mon Dieu... Des
chevaux éventrés, les entrailles répandues sur le sol, gisent au milieu des
débris et des hommes déchiquetés par les obus. L'explosion du caisson a creusé
dans le sol un énorme trou d'où monte encore une buée blanchâtre. Une pièce
dont une des roues est brisée est culbutée sur le flanc. Elles sont étranges,
leurs pièces. Très courtes, la gueule dépassant très peu le pare-balles, avec
des sièges pour les servants de chaque côté du canon, elles ne ressemblent en
rien à nos sveltes et élégants 75. Elles sont de couleur verdâtre. Sur le sol,
à l'entour, sont éparpillés les obus. Quelques-uns sont encore disposés par
trois dans des paniers d'osier. Ils sont de couleur bleue. La douille est
sensiblement plus courte que celle du canon français.
Mais qu'allons-nous faire de ces pièces? Impossible de
songer à les emmener, car leur frein doit être bloqué, et puis elles sont à
demi embourbées dans la terre humide. Nous n'allons pourtant pas les abandonner
ainsi sans tout tenter pour les mettre hors d'usage. Nous entreprenons de
détruire les appareils de pointage à grands coups de hache et de pelle tirés de
notre paquetage. Pendant que nous nous livrons à cette démolition, le reste des
camarades a poussé jusqu'au bois et fouille la lisière. Nous entendons quelques
coups de feu... Nous sanglons à nouveau les outils sur nos sacs et remettons
ceux-ci sur nos épaules. Puis nous nous reformons en tirailleurs face au bois
et nous nous couchons...
Trois quarts d'heure à peu près se passent ainsi. Les
camarades ont dû traverser le bois et s'établir de l'autre côté. Soudain une
fusillade éclate, avec des crépitements de mitrailleuses, puis le canon se met
de la partie. Cela devient sérieux. Nous avons profité du repos pour recharger
nos magasins. Nous faisons jouer la culasse pour engager une cartouche dans la
chambre et nous attendons. Les coups de fusil paraissent se rapprocher
rapidement. Sans doute l'action se passe maintenant sous bois. En effet nous
distinguons bientôt entre les arbres les silhouettes des turcos et des zouaves.
Ils se glissent d'arbre en arbre, lâchant un coup de feu de temps à autre. En
dix minutes, ils nous ont rejoints... Comme je me trouve près de la pièce de
gauche de la batterie allemande, je me glisse devant elle du côté de la gueule
et me poste à genoux derrière le pare-balles... La section qui se trouve devant
nous recule de quelques mètres et vient s'embusquer aussi derrière les pièces.
Cela nous procure ainsi d'excellents abris d'où nous pouvons tirer à l'aise un
bon moment. Les balles allemandes commencent à siffler ferme. Sur notre ligne,
le feu continue. Derrière mon pare-balles, je vise soigneusement les
silhouettes des Boches qui rampent sur le sol. Elles sont imprécises dans la
pénombre qui règne sous bois, et sont difficiles à ajuster. Je ne puis affirmer
que j'en aie touché quelqu'une.
Notre feu, excessivement violent, s'arrête un moment. Si
notre batterie était encore là, nous pourrions les repousser encore une fois et
reprendre le bois. Mais aucun coup de canon ne part plus ni de leur côté ni du
nôtre. Et la situation déjà peu favorable pour nous va tourner franchement à
notre désavantage. Des sifflements violents passent au-dessus de nous... De la
droite de notre ligne, des cris s'élèvent... Devant nous, la terre jaillit sous
le choc des balles qui s'enfuient en ricochant. Nous sommes tournés. En
quelques minutes la situation devient intenable, et la retraite va être
excessivement dangereuse... « En arrière! » crie le lieutenant.
« Au chemin de fer! » Diable! C'est rudement loin et je crois que
bien peu d'entre nous vont y arriver. Car d'après une constatation que j'ai pu
faire, dans un mouvement de retraite, les pertes sont souvent beaucoup plus élevées
que dans un mouvement en avant. Nous nous levons d'un bond, et nous partons en
arrière par échelons, baissant le dos. Nous nous couchons face à l'ennemi et
nous recommençons le feu... Pendant que nous tirons, une compagnie de zouaves
se replie et prend position à cinquante mètres derrière nous. Nous décalons de
nouveau et passons derrière les zouaves qui nous soutiennent à leur tour par un
feu violent. Ainsi, dans ce mouvement de retraite, une fusillade continue
retarde quelque peu les Allemands. Ah, si notre artillerie était là! Mais Dieu
sait où elle est passée! Avec de grandes pertes, nous arrivons à la ligne de
chemin de fer. Nous la franchissons d'un bond et nous installons derrière ce
retranchement... Nous allons rester là près d'une heure en arrêtant l'ennemi.
Nous distinguons au loin les files de tirailleurs ennemis. Quand ils se
relèvent pour un bond, une grêle de balles les salue et ils sèment de corps
étendus le chemin parcouru. Nous les fixons à cent mètres de nous. Ils restent
allongés sur le sol et répondent à notre feu. Mais ils tirent trop haut.
Quelques balles frappent les rails ou les cailloux du ballast et ricochent
brutalement. Un camarade est frappé en plein front. Je le vois rouler en bas du
talus et demeurer immobile la figure pleine de sang. Et tout à coup, sur la
droite, une fusillade éclate. Encore une fois nous sommes tournés, par les bois
qui servaient d'abri à notre batterie. De nouveau il faut battre en retraite.
Cette fois, il nous faut grimper une pente très raide. Des camarades tombent
autour de moi. Je reconnais plusieurs hommes de ma section. (Dufresnes?) qui
tombe sur la face, se relève sur un bras, et retombe immobile. Lefillâtre, le
première classe de la section, qui tombe raide mort. Et beaucoup d'autres dont
je ne me rappelle plus le nom.
Je bute dans une clôture en fil de fer. Je me baisse à plat
ventre pour passer dessous. Mon sac reste accroché. Le temps de le dégager, je
suis resté à vingt mètres en arrière. Je me relève furieux et reprends ma
course. Et soudain je sens au bras gauche un choc violent comme un coup de
bâton. Mon bras retombe lourdement. Le sang coule sur ma main en abondance,
jaillit sur ma capote et sur mon pantalon... Je veux remuer la main.
Impossible. J'ai le bras cassé... Un
voile me passe devant les yeux. Je tombe à genoux, lâchant mon fusil. Je songe
à ce moment à mon flacon d'alcool de menthe qui se trouve dans ma cartouchière
de gauche. Je le débouche avec mes dents et j'en avale une longue gorgée qui me
rend ma connaissance. Je relève ma manche jusqu'au coude. Je déchire à coups de
dents mon paquet de pansement et je l'applique sur le trou tant bien que mal.
Le sang s'arrête de couler. Je reprends mon fusil et je repars, mon bras
pendant. Mais pendant que je plaçais mon pansement, les camarades avaient
disparu. Je ne voyais plus autour demoi que des cadavres et des blessés étendus
sur le sol... Les maudits sifflements se faisaient toujours entendre autour
demoi, et cette fois venant autant de balles françaises que de balles
allemandes. Sur ma gauche des volées de Shrapnells arrivaient dans les têtes
des arbres bordant la route et faisaient voler les branches en éclatant. Je
parcourus deux cent mètres courbé à terre. Près d'arriver à une crête, je
sentis encore à mon bras gauche, plus haut que la première blessure, la piqûre
d'une seconde balle. Cette fois la douleur fut presque nulle. Ne disposant que
d'un seul pansement, je pris mon mouchoir que je tentai de nouer sur la
deuxième blessure. Mais mes forces s'en allaient avec mon sang... Mes yeux
s'embrumaient. Je vis à peine une sorte de cuvette de terrain qui pouvait
m'abriter et m'y laissai rouler en perdant connaissance.
Quand je revins à moi, mon bras me causait une douleur
atroce. A quelques centimètres de mon poignet, une nouvelle plaie saignait.
J'avais donc reçu un nouveau projectile pendant mon évanouissement. C'était,
comme je le sus plus tard, un Shrapnell qui, en éclatant au-dessus de moi,
m'avait gratifié d'une de ses balles de plomb. C'est miracle que je n'aie reçu
que cet unique éclat, car j'en trouvai partout autour de moi, enfoncés dans le
sol. Une lourdeur causée par la perte de sang m'avait envahi tout entier. Je
pouvais à peine soulever mon bras droit. Quant à mon bras gauche, brisé en
trois endroits, j'eus dès ce moment le pressentiment que je ne pourrais pas le
conserver. Apartir de cet instant j'eus plusieurs évanouissements consécutifs.
De nouveau j'eus recours à mon flacon d'alcool de menthe et de nouveau une
bonne lampée me remit à peu près d'aplomb. Je me soulevai comme je pus sur mon
bras valide pour regarder du côté de l'ennemi. Sur le versant de la petite
crête qui m'abritait, un fantassin français était étendu mort. Son fusil avait
disparu. A cent mètres au plus, une ligne d'Allemands arrivait au pas de
charge. En deux minutes, j'allais les avoir sur moi. Toutes les histoires de
blessés massacrés lues dans les journaux français me revinrent à la mémoire et
je résolus de faire le mort. Je m'étendis que le côté et ne bougeai plus. La
demi-heure qui suivit fut certainement la plus angoissante de toute mon
existence. J'entendais les cris des Allemands s'approcher. En entre-ouvrant les
yeux je vis leurs silhouettes se profiler sur la crête. S'ils pouvaient me
dépasser dans leur bond, pensai-je, la nuit n'est pas loin, je tenterais de
gagner les bois et de rejoindre nos lignes... Mais soudain j'entendis un bruit
sourd de pas autour de moi puis un commandement rauque, des froissements de
métal... Ils venaient de se coucher à deux mètres devant moi. J'entendis comme
dans un rêve des rires puis les mots « Franzose kaputt ! »
Je perdis connaissance. Quand je revins à moi, j'étais
environné d'Allemands à genoux. L'un d'eux, un officier, me tenait le poignet
droit. Il portait sur sa patte d'épaule dorée le chiffre 26, une couronne et
une étoile. Cétait donc un lieutenant du 26eme régiment. Lorsque j'ouvris les
yeux, il dit intentionnellement en excellent français: « Vous avez défendu
votre pays, nous allons vous soigner ». Je fus ahuri. Et les histoires de
blessés massacrés? Il m'expliquera plus tard qu'il m'avait entendu gémir et
qu'il s'était porté en rampant près de moi. Il me demanda le numéro de mon
régiment. Il me versa dans le quart d'un de ses hommes une dose de cognac et me
souleva la tête afin que je puisse boire... Pendant ce temps, un soldat avait
fendu ma capote jusqu'au col et mis mon bras gauche à découvert. « Mon
pauvre garçon! » dit l'officier, « Vous êtes bien blessé! » Il
prit son propre pansement dans la poche intérieure de sa tunique et me l'ajusta
sur la plaie du poignet. Le pansement terminé, il me demanda si j'étais marié
et si j'avais des enfants. Sur ma réponse affirmative, il me dit: « Prenez
courage, vous reverrez votre famille. Les soldats sanitaires vont venir vous
ramasser. Au Lazarett vous trouverez d'excellents docteurs et un prêtre. Je
rejoins mes hommes. Que Dieu vous garde! » Il me tendit la main. Je la
pris, réellement ému, et je répondis: « Que Dieu vous garde jusqu'au
bout, mon lieutenant! » Il se leva puis s'agenouilla de nouveau près de
moi. « Votre bidon est-il plein? » me demanda-t-il. « Il est
vide », répondis-je. Il dit alors quelques mots en allemand à ses hommes.
Trois de ceux-ci s'approchèrent et à eux trois remplirent mon bidon avec le
contenu des leurs. Etait-ce bien là ces Prussiens féroces décrits dans nos
journaux? L'officier lut sans doute mes réflexions sur ma figure, car il se mit
à rire en me disant: « Tout ceci vous étonne, n'est-ce pas? On vous a
dit que nous massacrions tout, prisonniers et blessés? Allons, répondez sans
peur! » Je fis oui de la tête. De nouveau il dit quelques mots à ses
hommes. Un éclat de rire répondit. Les trois hommes qui avaient rempli mon
bidon ouvrirent leurs sacs et déposèrent près de moi du pain, un gros morceau
de lard, des cigares et du saucisson, en répétant: « Camarades!
Camarades! ». Ils me débarrassèrent ensuite de mon équipement en coupant
les courroies de cuir, disposèrent mon sac sous ma tête et me quittèrent après
un salut de la main. Le lieutenant me serra de nouveau la main et s'en fut
ainsi.
Pendant tout cet intermède, des balles françaises n'avaient
pas cessé de siffler au-dessus de nous. Je fus impressionné par ces soldats
soignant un blessé ennemi pendant qu'on leur tirait dessus. Hélas, la nuit
suivante, cette excellente impression fut bien près de disparaître, mais
n'anticipons pas.
J'étais resté seul. Une soif brûlante me desséchait la gorge
et me força à faire de fréquentes accolades à mon bidon. Je réussis à
m'asseoir. A ma gauche, deux vaches ruminaient paisiblement au milieu de fracas
de la bataille. Soudain, à quelques mètres au-dessus de l'une d'elles, deux
nuages ronds apparurent... et l'animal fut comme plaqué contre le sol.
L'explosion sèche me renseigna sur la provenance des deux Shrapnells. C'étaient
les canons français qui avaient repris le feu, sans doute pour protéger la
retraite. Car nous étions battus. Aucun doute ne pouvait subsister dans mon
esprit. Tout ce que nous avions fait était inutile et nous avions reculé,
submergés par le nombre. Les pièces françaises battaient le terrain sur ma
gauche, heureusement pour moi, car j'aurais fatalement été haché par les obus.
Sur ma droite, de fortes lignes d'Allemands passaient sans cesse au pas
gymnastique... Deux batteries défilèrent tout près de moi, leur personnel très
diminué. La seconde ne comptait plus que cinq pièces. L'un des conducteurs, en
passant, me menaça de sa longue cravache.
Ce furent les derniers Allemands que je vis de la journée...
Les ambulances allemandes n'étaient pas encore en vue. Je me replaçai sur le
dos, brûlant de fièvre. Et la dernière vision que j'eus fut, là haut, dans le
ciel, un aéroplane allemand qui tournait au-dessus du champ de bataille comme
un oiseau de mort.
Nuit du 22 au 23 Août 1914
Quand je devrais vivre cent ans, j'aurai toujours présentes
à la mémoire les péripéties de cette nuit sinistre. De temps à autre, un coup
de feu claquait dans le silence, tiré je ne sais pas dans quel but. La
détonation émettait un signal qui réveillait les blessés étendus un peu
partout. Des voix gémissantes s'élevaient du sol. Quelquefois, elles
demandaient « à boire », d'une voix altérée par la souffrance.
D'autres juraient ou gémissaient. Une, tout près de moi, répétait
inlassablement: « Jeanne, Jeanne... ». La voix devenait rauque puis
elle se brisa dans un râle qui dura quelques minutes et s'acheva dans un cri.
J'avais froid dans les os. Quelle mort que celle du malheureux qui venait de
mourir là dans l'ombre, tout seul, sans une main amie pour serrer la sienne,
voyant sans doute, dans les brumes de l'agonie, sa Jeanne qui lui tendait les
bras... Je pleurai longtemps. Je pensai à toi, à notre petit. Cela me fit du
bien et me dégagea l'esprit. Je passai comme je pus mon paletot sur mon épaule,
mis le pain et le lard des Allemands dans ma musette et je plaçai celle-ci
par-dessus mon bidon. Je me dressai sur mes jambes flageolantes. D'abord, je
retombai lourdement à terre. Ma tête bourdonnait. Des lueurs dansaient devant
mes yeux. Nouvel effort... Je fis quelques pas en titubant. Une rasade d'alcool
de menthe m'affermit sur mes jambes. Je pris dans mon sac le revolver du uhlan
que nous avions pris, Garnier et moi. Le chargeur était demeuré en place. Je
poussai la sécurité en position de tir et passai l'arme dans ma ceinture. Puis
je pris mon fusil pour l'emporter, mais il était trop lourd pour mon bras
affaibli. Je ne pus que le traîner sur le sol. Pourtant, je ne voulais pas le
laisser aux Allemands. Je fis un effort pour le briser, mais je n'y parvins
pas. Je le traînai jusqu'à une mare où je le jetai dans l'eau. Puis je m'en fus
en direction d'un bois pour, de là, gagner Bouffioux. La distance qui séparait
l'endroit où j'étais tombé de la haie était au jugé de 900 mètres. Le
douloureux calvaire que ce fut là. Mon bras brisé balançait au moindre
mouvement et me causait des lancements cruels. Je voyais des lueurs devant mes
yeux et me rendais à peine compte de ma marche. Je butai dans une clôture de
fil de fer et y restai pendu par le menton, les bras ballants, à demi évanoui.
Lorsque je quittai cette étrange position, j'eus de nouveau un terrible moment
en essayant de passer à plat ventre entre les derniers fils de fer de la
clôture et le sol. J'y arrivai après un effort désespéré qui m'arracha
plusieurs cris de douleur. Mais la secousse avait été trop forte. Je restai postré
de l'autre côté de la clôture à genoux, affaissé sur mes talons, sans aucune
force pour reprendre ma route.
Péniblement, je soulevai mon bidon à mes lèvres pour essayer
d'éteindre le brasier qui me flambait la gorge. Je m'arrrosai la figure. Ma
main à demi paralysée par la perte de sang n'avait plus la force de tenir le
bidon... Enfin, je saisis le petit bec entre mes dents et je réussis à avaler
quelques gorgées, en manquant à chacune d'elles de m'étrangler... Puis je
repartis cahin-caha vers la haie. Dans le lointain, des « Wer da? »
diminués par l'éloignement retentissaient dans le silence. Deux ou trois coups
de feu partirent sur ma gauche. Tous les cinquante mètre, j'étais contraint de
m'agenouiller pour reprendre haleine et boire une gorgée d'eau. Je ne peux pas
me rappeler cette sinistre randonnée sans un frisson. Après un temps que je ne
puis évaluer, j'atteignis enfin les haies. Je franchis un taillis et me laissai
tomber le dos contre un arbre. Je restai ainsi quelque temps et quand je voulus
me relever, impossible. A peine debout, je roulais sur le sol. Il me fallait
rester là. Je pleurai de rage car plus le temps passait et plus s'éloignaient
mes chances de pouvoir rejoindre le régiment en retraite.
Je m'étendis sur le sol au pied de l'arbre et essayai de
dormir en attendant le jour. Il faisait très sombre sous les arbres. Quelques
gouttes de pluie me tombèrent sur la figure en me donnant une agréable
sensation de fraîcheur. Au bout d'un instant, j'entendis une plainte à cinq ou
six mètres de là. Mais, dans cette obscurité, impossible de me rendre compte
qui était le blessé qui gémissait là. La voix était rauque et criait des mots
que je ne comprenais pas, mais ce n'était pas de l'allemand. C'était sans doute
un tirailleur qui était réfugié là. A tout hasard, je criai:
« Courage, camarade! Peux-tu marcher? » Un silence suivit, puis la
voix reprit: « Toi, Français? Blessé? » Je répondis affirmativement.
« Moi, tirailleur » continua mon interlocuteur. « Peux-tu
marcher? » Il répondit seulement « A boire!.. » Diable! Ma
provision d'eau arrivait à sa fin. Je me traînai néanmoins sur le ventre en me
guidant sur sa voix et je parvins près de lui. Je mis mon bidon dans sa main et
je l'entendis qui buvait gloutonnement. Il eut cependant la force d'arracher le
bidon de ses lèvres. « Veux-tu manger? » demandai-je ensuite.
« Oui, manger », répondit la voix gutturale. Je m'aperçus que ma
musette était restée au pied de l'arbre. Je repartis la chercher à quatre
pattes. Cela me sauva la vie. Comme j'allais revenir vers le tirailleur, je vis
soudain jaillir le faisceau d'une lampe électrique de poche. Il se posa sur le
sol, comme s'il cherchait quelque chose, puis zig-zagua entre les arbres et
s'approcha de l'endroit où reposait le blessé. Un pressentiment me traversa. Le
porteur de lampe était seul. Ce n'était pas l'habitude des brancardiers, qui
partaient en escouade à la recherche des blessés. Sous l'influence d'une
crainte instinctive, je retirai le pistolet automatique du Uhlan de ma
ceinture. Il était tout armé... Mais il était bien lourd pour ma main très
affaiblie, et si je manquais mon coup, l'agresseur aurait beau jeu de
m'achever... Je m'allongeai à plat ventre afin de pouvoir appuyer ma main à
terre pour tirer. A la grâce de Dieu... Durant ces préparatifs, la lueur
blanche avait atteint l'endroit où se trouvait le tirailleur. J'entendis une
voix rageuse crier, puis des plaintes répétées, comme proférées par quelqu'un
que l'on frappe brutalement. Il me sembla qu'on frappait le blessé à coups de
bottes. La lampe avait dû être posée sur le sol car son faisceau s'étalait à
ras de terre, immobile. Un son étranglé, affreux, m'arriva et s'éteignit dans
un râle. Je crus voir dans la lueur pâle un éclair d'acier, des gestes
précipités... Le lâche lardait le blessé de coups de baïonnette. Je levai le
bras... Mais le laissai retomber. Je ne voyais rien qu'une silhouette imprécise
et ma balle se fût perdue sans autre résultat que de mettre en fuite le
misérable. Mon désir de venger le pauvre tirailleur me suggéra un autre moyen.
J'assurai mon arme dans ma main et je m'étendis sur le ventre. Mon bras, ma
main et le pistolet disparaissaient complètement dans l'herbe et l'Allemand ne
pourrait pas les apercevoir. Par contre la détonation pourrait m'en attirer
d'autres sur le dos. Mais à cet intant, la sauvegarde de ma propre vie semblait
moins importante que la volonté de punir le misérable boche. J'appelai d'une
voix grêle: « Camarade! Camarade! » pour l'attirer sur moi.
J'entendis aussitôt un pas lourd et cette voix rauque qui poussait des
imprécations se rapprocha. Je relevai la tête. Il vint droit sur moi. Il me
cria: « Kaputt! Kaputt! » et posa sa lampe sur le sol. Alors,
concentrant ce qui me restait de forces, je levai le pistolet et appuyai sur la
détente. Le recul arracha l'arme de ma main. Le lâche assassin avait poussé un
cri qui s'était confondu avec la détonation et s'était écroulé, la tête presque
contre la mienne. Je me redressai et le retournai sur le dos. Il n'était pas
mort, ses yeux grands ouverts me regardaient et il me dit: « Franzose,
Camarade... Franzose » La balle l'avait frappé sur la clavicule et il
n'était pas mortellement blessé. Je le regardai froidement, pesant ce que
j'allais faire. Un instant j'eus l'idée de lui faire grâce mais l'image du pauvre
blessé massacré par cette brute reflua à mon cerveau et je recherchai mon
revolverdans
l'herbe. L'arme étant automatique, le coup suivant se trouvait
immédiatement rechargé lorsque l'étui
précédent avait été éjecté...
Je
m'approchai du misérable. J'approchai le canon de sa tempe et je
fis feu. La
tête rebondit sur le sol et il ne bougea plus, bien raide cette
fois. Oui, j'ai
fait cela froidement. Je l'ai achevé. Sur mon honneur, les
choses se sont
passées telles que je les ai racontées. Mais depuis j'ai
longuement réfléchi à
cette affaire et ma conviction s'est affermie que j'avais agi en
justicier. Le
massacre du tirailleur criait vengeance et ce n'est pas moi qui ai
frappé
l'assassin, c'est la main de Dieu.
Mon second coup tiré, je retrouvai des forces. Je me dressai
et m'enfuis sous bois sans direction, tenant toujours mon arme à la main. Je
butai sur une souche et tombai rudement. L'arme s'échappa. Je voulus me relever
mais retombai évanoui une fois encore...
Quand je repris connaissance, le jour n'était pas loin. Je
me mis debout péniblement pour tâcher de sortir du bois. Je gagnai la haie avec
mille difficultés. Devant moi, dans la buée grise d'un matin pluvieux,
s'étalait une sorte de plaine vallonnée, circonscrite au Nord par la voie
ferrée, devant moi par les maisons de Chatelet, et vers le Sud par une crête de
hauteurs boisées. Des cadavres gisaient un peu partout. Des Allemands, portant
au bras des brassards blancs à croix rouge, circulaient d'un corps à l'autre,
sans doute pour s'assurer du décès. Sur la gauche, une équipe creusait un grand
trou. Par groupes de deux, les Allemands ramassaient les cadavres et les
portaient près du trou.
Je frissonnai et demeurai indécis sur la conduite à tenir.
Impossible maintenant, affaibli comme j'étais, de regagner les lignes
françaises. La fièvre avait augmenté. J'avais des étourdissements fréquents. Et
j'avais épuisé ma provision d'eau. Je demeurai derrière un arbre, ne pouvant me
résoudre à me rendre. Notre défaite n'était que momentanée; les Français
allaient reprendre le terrain perdu et si je pouvais échapper aux Allemands,
j'avais des chances d'être rejoint par les miens... Deux heures à peu près
passèrent ainsi. Ma soif était devenue dévorante. Je suçai des brins d'herbe
sur lesquels la pluie avait déposé des gouttes d'eau puis je bus le contenu
d'une petite flaque d'eau qui s'était formée dans un trou du sol. C'est
terrible, cette soif des blessés, on boirait n'importe quoi. Le soulagement
causé par chaque absorption n'est que momentané et après quelques minutes la
soif renaît plus atroce... Une douleur lancinante traversait mon bras. Ma main
s'était crispée et était complètement insensible. Et subitement l'idée de la
gangrène me traversa l'esprit et j'eus peur cette fois, peur de mourir sans t'avoir
revue, ma chérie, et notre cher mignon. Je sortis du bois. Le funèbre trou
était comblé. Je ne voyais plus, d'où j'étais, qu'un tumulus couronné par une
croix de bois et dont la terre fraîchement remuée tranchait sur la teinte verte
des alentours... Je n'aperçus plus d'Allemands dans les environs immédiats. Au
loin, sur la route, une compagnie défilait en chantant. Seuls, sur ma droite,
des civils belges erraient au milieu du champ de bataille. Je m'approchai
d'eux. Ils portaient le brassard de la Croix-Rouge.
Je tombai sur un genou à mi-chemin et je roulai sur le dos.
Mais ils m'avaient aperçu. Deux se détachèrent d'un groupe et accoururent près
de moi. Ils me soulevèrent, me firent boire un peu de cognac et m'emmenèrent
lentement vers leurs voitures. Malheureusement celles-ci étaient pleines. Ils
me proposèrent de me laisser sur le sol allongé sur des couvertures, le temps
de décharger leur fardeau à Chatelet et de revenir. Mais je ne supportais plus
le spectacle de mort et l'idée de la gangrène m'avait tellement envahi l'esprit
que je voulais les soins d'un médecin le plus vite possible, quand bien même il
serait allemand. Je demandai à un Belge de me soutenir, affirmant que je
pourrais ainsi gagner l'ambulance. Un jeune homme d'une vingtaine d'années me
prit sous le bras droit et nous partîmes ainsi vers Chatelet. Après avoir
traversé la voie ferrée, puis un champ, nous arrivâmes sur la route. Ca et là
sur la chaussée, des trous béaient, creusés par les obus. Des branches coupées
par les éclats jonchaient le sol. Un peu partout on voyait des effets
d'équipement allemands. Une batterie passa près de nous. Le capitaine me
regarda et me salua. Je tentai de rendre le salut mais mon bras totalement
engourdi me refusa ce service. Un servant assis sur la dernière pièce me jeta
au passage: « Vive l'Allemagne! » Je ne pus m'empêcher de sourire.
Plus loin des cadavres ennemis étaient rangés sur le bas-côté de la route. Il y
en avait une vingtaine à la file. Après ce funèbre tableau, nous entrâmes dans
Chatelet. Là, le spectacle était plus sinistre encore. Des maisons étaient
écroulées et leurs débris encombraient la rue. Parmi les décombres fumants, on
voyait des ferrures, des garnitures de cheminée à demi fondues. Un gros chêne,
qu'on apercevait au-dessus des maisons, était fendu en quatre ou cinq morceaux,
mais en restant debout sur ses racines. Des débris de verre jonchaient le
trottoir parmi des cartons aplatis ayant contenu des gâteaux secs. A un
tournant de rue, un poste allemand était installé, autour d'une mitrailleuse
braquée sur l'entrée de Chatelet. Les hommes jouaient aux cartes et buvaient. A
deux mètres derrière eux, cinq cadavres allemands s'allongeaient sur les
pavés... « Où me conduisez-vous? » demandai-je à mon guide.
« Oh, soyez sans aucune crainte », répondit-il, « On vous mène
chez des soeurs françaises, vous y serez très bien! » A chaque instant des
automobiles passaient à toute allure près de nous. Je pouvais apercevoir près
du chauffeur un officier pistolet au poing et dans la voiture les occupants
avaient aussi l'arme au poing. Ils se méfiaient... A chaque porte, les Belges
me regardaient passer, l'air apitoyé. Ils m'apportaient quelque chose à boire,
café au lait, café pur, vin blanc, etc...
Un pharmacien m'arrêta au passage, me fit boire un verre de
rhum et m'examina. Je ne voyais plus clair. Je chancelais. Je me rendais à
peine compte que je passais sous une sorte de porche, je traversais une cour et
j'entrais dans une salle garnie de lits de fer. On me déshabilla. On me coucha
sur une table et je perdis connaissance.
Je revins à moi couché dans un des petits lits de fer. Deux
figures de femmes couvertes par des cornettes blanches épiaient mon réveil.
Elles me sourirent et l'une d'elles me tendit un verre de champagne. Je bus et
je m'assoupis, brisé par la fatigue.
Je me sentais très las, mais je ne ressentais aucune
douleur. J'examinai les lieux. La salle devait être une salle d'école. Une
armoire normande et un buffet la garnissaient. Il me sembla que j'avais vu
quelque part le costume des soeurs et que la guimpe bleue ne m'était pas
inconnue. L'une d'elles s'approcha de moi et me demanda mon régiment.
« 36eme », répondis-je. Un bon sourire apparut sur ses lèvres.
« Vous êtes normand? », demanda-t-elle. « Oui, ma soeur ».
« Alors, nous sommes compatriotes. Notre maison mère est à la Délivrande
et nous avons une maison à Caen... » C'étaient des soeurs de la Sainte
Famille où tu avais été en pension. Tout heureux, je le dis à la soeur en lui
montrant ta photographie et aussitôt elle s'exclama: « Mais oui, c'est
bien elle, ma petite Marthe! » et elle courut avec la photo. Elle revint
bientôt avec la mère supérieure et une autre soeur qui, elle aussi, l'avait
connue, et ce fut un concert d'exclamations. Dès lors, je fus choyé par les
bonnes soeurs plus qu'aucun autre blessé. L'une de ces trois soeurs se nommait
Lebaron.
24 Août.
Mauvaise nuit. J'ai dormi une minute. J'ai sans cesse une
infirmière près de mon lit. Elle me cause de toi, de chez nous, pour endormir
ma souffrance. Elle essuie la sueur qui coule sur mon front, me donne à boire
de temps à autre un peu de citronnade. Elle s'appelle Marie Bertrand, jamais je
n'oublierai ses soins si attentifs durant mon séjour à l'orphelinat. Une soeur
n'eût pas été plus dévouée. Son attention ne se démentit pas une seconde.
Le jour vient, m'apportant un réel soulagement. A 10 heures,
le docteur refait mon pansement et fait une grimace. Les plaies sont violacées.
Il m'immobilise le bras dans un appareil. Après le pansement, douleur terrible.
La soeur me fait une piqûre de morphine. Je me repose un peu. A 8 heures, le
docteur dit qu'on va m'envoyer à l'hôpital. Je devine pourquoi et j'ai un
sanglot. Mon infirmière me prend la main et me console de son mieux.
25 Août.
Nuit très mauvaise. J'ai un peu sommeillé mais d'un sommeil
peuplé de cauchemars. Je ne puis prendre la moindre nourriture. 39,9° de
fièvre. A deux heures, on vient me prendre pour m'emporter à l'hôpital. On me
place dans un camion rempli de paille, on étend sur moi des couvertures, et je
pars, escorté par cinq Belges. Je reste une heure à attendre dans une salle.
Mon pansement dégage une mauvaise odeur. La douleur est atroce. Ma main est
complètement insensible. Les veines du poignet sont gonflées, l'extrémité des
doigts est bleuâtre. Il est temps, grand temps... On me couche sur un chariot
caoutchouté et l'on me roule vers la salle d'opération. Je prends place
moi-même sur la table et je perds connaissance sous le masque à chloroforme.
Quand je reviens à moi, je me retrouve dans la salle où j'avais
attendu au début. Un mauvais goût me remplit la bouche. La douleur est
amoindrie, je ne sens plus qu'une sorte de picotement à mon bras gauche... Dieu
n'a pas voulu que je le garde... Que sa volonté soit faite si au prix de ce
sacrifice je puis te revoir et me consoler de toutes mes souffrances dans tes
bras... J'ai toute ma lucidité. Au moment de quitter l'hôpital pour rentrer à
l'orphelinat, je demande mon alliance restée à ma main. Une des soeurs me
l'apporte. J'embrasse le cher anneau et me le passe à la main droite, qu'il ne
quittera plus désormais.
A l'ambulance, deux infirmières restent sans cesse près de
moi, car on redoute les effets du chloroforme. A la grande surprise de tous, je
ne ressens pas la moindre nausée. La mère supérieure vient souvent me voir et
me félicite de mon courage. Courage très facile puisque je ne souffre plus.
26 Août
Assez bonne nuit. Le matin j'ai mangé de bon appétit. Mon
infirmière m'a fait manger comme un petit gosse. L'aumônier de l'orphelinat
vient nous voir. Très bon vieillard. Il nous console, nous parle de la patrie,
de gloire... Nous entendons une violente canonnade dans l'après-midi. Les
Français vont-ils revenir? Quelle prière monte de nos coeurs... La canonnade
dure toute la nuit.
27 Août
Température normale: 37° le matin. La canonnade dure encore.
Un infirmier volontaire, Mr Guillemin, nous raconte qu'à Thuin les Allemands se
sont arrêtés devant un verrou de collines solidement occupé par les nôtres...
Je vais très bien. Les femmes belges nous soignent comme de véritables soeurs.
Jamais nous ne saurons reconnaître tant de dévouement. Elles nous donnent des
friandises, décorent nos lits avec des fleurs... La nuit, elles prennent la
garde par deux, en compagnie de leurs maris. Voici leurs noms car je veux que
tu connaisses, au moins de nom, ceux à qui tu dois de m'avoir conservé: le
docteur Kraimer et madame, monsieur et madame Ligot, Melle Marie Ligot, Mr et
Mme Helson, Touvet, Guillemin, Melle Marie Bertrand mon infirmière attitrée, Mr
Beylet, le pharmacien qui m'avait fait boire du rhum, Melle Beylet et leur
mère, et d'autres encore dont je ne sais pas les noms mais dont je me rappelle
toujours les visages.
Le soir, la canonnade cesse. Un major allemand en tenue de
campagne rentre dans la salle et prend nos noms. Le sort en est jeté: je suis
prisonnier.
28 Août
Aujourd'hui c'est ma fête. La mère supérieure m'apporte un
gros bouquet qu'elle accroche au pied de mon lit. Le bon père Roger célèbre la
messe dans notre salle sur une commode en guise d'autel. Je n'ai rien vu de
plus impressionnant que cette messe célébrée devant une assemblée de blessés
couchés dans leur lit de douleur. Je communie. Cela va te faire sans doute
sourire, ma grande, mais vois-tu le sceptique que j'étais autrefois est bien
près de disparaître. Je vais de mieux en mieux. 36° ce matin. Je dévore
maintenant et je puis m'asseoir dans mon lit. Le docteur Kraimer n'en revient
pas en ne constatant sur ma terrible plaie aucune trace d'inflammation. En
apprenant que je ne bois jamais d'alcool d'habitude, il attribue mon
rétablissement plus que satisfaisant à ma tempérance.
Une auto s'arrête devant la porte de la salle vers 2 heures.
Un général et un aide de camp en tenue de campagne en descendent et offrent à
la mère supérieure, avec un profond salut, un élégant coffret. Elle l'ouvre et
y trouve un kilo de beurre, élégamment enveloppé. C'est le seul qui reste dans
le pays, dit le général.
29 Août
Rien de nouveau. Quelques nouvelles par les Allemands... On
se bat avec furie autour de Maubeuge. Comme les nôtres ont reculé vite !
Allons-nous donc être vaincus? Non, ce n'est pas possible! Même si la France
est battue, il reste l'Angleterre et la Russie. Mais nous serons victorieux, j'en ai le ferme
espoir.
Le pharmacien nous photographie dans le parc de
l'orphelinat. Je me suis levé et j'ai mangé assis à table. J'ai marché seul
sans aucune aide, mais je ne suis pas très solide.
30 Août
Aujourd'hui le major allemand est venu et nous a tous
déclarés transportables. A 8 heures on nous embarque dans une grande voiture
garnie de paille. Tout le monde a les larmes aux yeux au pensionnat, j'ai le
coeur bien gros en quittant les soeurs. Nos infirmiers nous serrent
vigoureusement les mains et Mr
Guillemin, toujours expansif, nous dit: « Soyez sans crainte, nous les
battrons quand même. Vive la France! » Nous répondons à voix basse:
« Merci! Vive la Belgique! »
Nous sommes partis. Une page de ma vie vient de se tourner.
Sur la route, nous croisons des cyclistes allemands en
patrouille. Ils portent l'uniforme bleu. Ce sont des territoriaux. Ce côté de
Chatelet n'a pas souffert. Au charbonnage de Bouviers nous embarquons trois
nouveaux blessés et nous pénétrons dans Marcinelle. Quelle dévastation. Ce
bourg n'est formé que par une unique rue. Or de chaque côté ce ne sont que des
ruines. Quelques maisons sont restées debout çà et là. Elles ont à leur façade
un drapeau blanc à croix rouge. Cette destruction sauvage n'est pas l'oeuvre
des artilleurs français car bien peu de ces maisons incendiées sont écroulées.
Nous remarquons alors aux quelques portes que le feu a respectées et qui sont
demeurées en place des inscriptions en allemand à la craie. Le caporal Gilles
du 129e nous les traduit après avoir poussé un cri de surprise. Il y a
textuellement: « Mettre le feu ! A brûler immédiatement! » et sur des
habitations indemnes: « Ne pas incendier -hôpital dans les environs »
ou « Cette maison est habitée par des amis ». Ils ne peuvent
invoquer, pour excuser leur barbarie, la nécessité de dégager leur champ de
tir, car les maisons étaient tapies au pied de deux hauteurs assez élevées. Ils
font bien la guerre en sauvages, pillent, incendient sans nécessité, simplement
pour le plaisir de détruire.
Nous entrons dans Charleroi à la nuit tombée. Les tramways
électriques marchent mais la plupart des magasins sont fermés. Les rues sont
pleines d'Allemands qui marchent et nous regardent passer d'un air conquérant.
On nous conduit d'abord au Collège des Pères Jésuites mais il est plein, et on
nous renvoie à l'Athénée Royal. Là, on nous place dans les salles de l'école,
et on nous donne à manger deux tartines de pain couvertes de saindoux et un bol
de café au lait sans sucre. L'infirmière qui nous sert ce soir là est une
grande femme portant chignon et que mes camarades appellent « le
wagon ». Nous sommes couchés dans des lits militaires belges. Ils sont un
peu durs et certaine barre de fer qui les relie en leur milieu nous rompt les
reins à la longue. Néanmoins nous passons une bonne nuit.
31 Août
Le lendemain
l'infirmière de notre salle arrive de bonne heure. C'est une belle jeune fille
qui s'appelle Luisa et que je n'ai connue que sous ce nom. Son dévouement est
admirable. Toujours sérieuse et la figure grave, attentive aux appels de ses
blessés, elle nous apparaît comme une soeur de charité. Son fiancé est à Liège
et elle ne sait pas ce qu'il est devenu. Je la plains de tout mon coeur, et
toi, mon cher trésor? Tu ne sais pas où je suis, ce que je fais, si je suis
vivant ou mort? Tu pleures peut-être en berçant notre petit ange. Quelle
secousse cela te donnera quand tu apprendras que j'ai perdu mon bras. Mais tu
es forte, ma chérie, tu m'en as donné la preuve. Tu surmonteras ton chagrin. Tu
te diras peut-être qu'il vaut mieux que je revienne avec un bras en moins que
de ne pas revenir du tout. Et je crois que tu m'aimeras assez pour m'accepter
tel que je suis à présent. Je suis encore capable de travailler, va. Mon
instruction servira à gagner notre vie dans un bureau. Avec ma pension qui
s'élèvera vers 800 F, je gagnerai peut-être davantage qu'avant la guerre. Tu
vois que tu ne seras pas malheureuse, mon amie! Tout le mal sera pour moi mais
tant mieux si cela me permettra d'être davantage ton petit gosse. Il faudra que
tu me donnes mille petits soins dont je n'avais pas besoin avant la
guerre: couper ma viande, mon pain, me
laver la main. Et peut-être cela à la longue t'irritera-t-il? Mais non, je suis
fou. Tu me causeras encore davantage pour que j'oublie tout ce que j'ai
souffert dans les mauvais jours. J'ai fait tout mon devoir de Français sans
peur, parce que je pensais à toi et je ne voulais pas que tu eusses à rougir de
moi. Tu me l'as dit toi-même dans la première lettre que j'ai reçue pendant la
campagne. Il y a plus d'honneur à faire son devoir courageusement qu'à conserver
une vie déshonorée par une lâcheté. J'ai risqué ma vie. Dieu a voulu que je la
conserve. C'est donc qu'il savait que tu m'aimerais toujours.
Nous avons reçu la visite de plusieurs de nos infirmières de
Chatelet. Melle Bertrand m'apporte des citrons, des bonbons et une tarte aux
cerises... Ils nous promettent tous de revenir demain.
1er Septembre
Ce matin, nous avons engagé la conversation avec plusieurs
infirmières de l'Athénée Royal. La conduite des Allemands à leur entrée dans
Charleroi a été indigne d'un peuple civilisé. L'une d'elles nous raconte que
pendant qu'elle soignait des blessés allemands, les camarades de ceux-ci
mettaient le feu à sa maison; une autre en quitatnt le chevet des Allemands a
trouvé sa maison pillée, les armoires sur le trottoir et son linge dans le
ruisseau. Une troisième me raconte que se trouvant dans une rue avec son
brassard elle avait assisté à l'arrivée des Prussiens. Ils tiraient aux
fenêtres à tort et à travers et incendiaient suivant leur gré. Un marchand de
légumes poussant une petite voiture à bras avait été tiré à bout portant par
ces brutes. Le médecin qui nous soignait, Mr Van den Born, malgré son brassard
avait essuyé le feu de ces sauvages et n'avait dû la vie qu'à l'heureux hasard
qui le fit entrer dans un couloir à double issue. Ces incendiaires visent à
l'esprit, mais cet esprit est frappé de la lourdeur germanique. Juges-en. A un
de nos infirmiers ils ont volé sa motocyclette en lui donnant en échange un bon
de réquisition payable chez le pharmacien ! Ailleurs, les bons de réquisition délivrés à
Charleroi étaient payables à Paris ! Les imbéciles !
J'apprends une chose qui me fait plaisir: 17 Français avec
une mitrailleuse avaient tenu toute une matinée une des rues principales à son
débouché sur la campagne. Et ils s'étaient retirés sans être inquiétés,
emmenant 10 uhlans prisonniers... Bravo les camarades.
2 Septembre
Nous quittons aujourd'hui l'Athénée Royal. Vers une
destination inconnue. Nous montons dans une limousine dont les vitres portent
la croix rouge et nous filons vers la gare. Nous franchissons le canal sur un
pont de pierre et l'auto stoppe devant la gare. Un bataillon est là, faisceaux
formés, au repos, attendant sans doute son embarquement. Nous sommes contraints
de défiler entre une double haie de regards hostiles mais nous les regardons en
face et passons fièrement pour pénétrer sous le hall. Un train est à quai. Il
est composé de wagons à bestiaux aménagés avec des bancs. Sur le quai, c'est un
incessant défilé d'Allemands. Quelques-uns nous jettent des regards apitoyés.
L'un d'eux me dit tristement en montrant mon bras coupé : « Vous n'êtes
pas le seul... » Un autre nous montre des photos de sa femme et de ses
enfants. Pauvre homme! Il maudit la guerre, celui-là. D'autres viennent nous
apprendre la chute de Maubeuge. Bien que nous n'y croyons guère cela nous
ennuie. Ils expliquent à grand renforts de gestes que la place n'a pu tenir
sous la grêle d'obus que lui envoyaient leurs énormes obusiers de 420 mm. Ils
indiquent la hauteur des projectiles en se plaçant la main au menton et miment
l'explosion en étendant les bras et en gonflant leurs joues pour lâcher des
« Baoum ! » cocasses. L'un d'eux trace sur la paroi du wagon le
chiffre 40.000 et nous fait comprendre que c'est le nombre de prisonniers
qu'ils ont fait. Ils bluffent et comment!
Mais si c'était vrai cependant? Maubeuge n'est pas une place de premier ordre
et un jour ou l'autre ils l'enlèveront certainement. Mais 40 000 prisonniers
c'est dur à avaler. Nous devions d'ailleurs en entendre bien d'autres durant
notre séjour en Allemagne... La faim commence à se faire sentir pour nous.
Quelques-uns d'entre nous demandent un morceau de pain aux Boches qui passent.
Moi je préférerais crever de faim que de mendier une bouchée à ces brutes. Quelques-uns
mettent des morceaux de leur pain noir dans le wagon. Je refuse d'y toucher et
je croque un morceau de chocolat. Le temps passe et nous ne démarrons toujours
pas. De nouveaux blessés arrivent sans cesse sur le quai et on les embarque
dans le train aussitôt. Je remarque à un moment un grand Allemand qui est
planté en face de nous sur le trottoir. Il porte au col et aux manches les
galons de sous-officier. Son maintien est singulier. Il regarde constamment à
droite et à gauche et se rapproche insensiblement du wagon. Il se trouve
bientôt tout près de nous. Il choisit le moment où il n'y a pas de Boches sur
le quai et il nous jette à voix basse: « Alsacien! » Je suis debout
en un clin d'oeil. Je lui tends la main et il la serre vigoureusement et nous explique
qu'il est de Strasbourg. Il est sous-off dans un régiment de cuirassiers et si
on l'envoie en première ligne il tentera tout pour déserter et passer chez
nous. Celui-là c'est un compatriote et je n'ai pas de honte à lui demander un
morceau de pain. Il me quitte un instant et revient avec un pain noir qu'il
cache sous sa tuniqueet un bout de saucisson qu'il extrait de sa poche. Il me
tend le tout. Je le remercie avec effusion et il me quitte après une dernière
poignée de main. Il s'appelle Kaufmann et reste rue des (Nuées-Bleues?) à
Strasbourg. Il me dit en me quittant tout le bonheur qu'il éprouverait en
redevenant français.
Dans l'après-midi, on nous sert enfin une sorte de soupe
abominablement mauvaise. Il n'y a qu'une petite assiettée et la même assiette
sert pour tout le monde. Nous ne touchons pas de pain. Heureusement que j'ai
celui de l'Alsacien.
Enfin vers 5 heures le convoi démarre.
(Fin du premier carnet)
Brutalités
Les Français ne sont pas épargnés par les brutalités
allemandes. Voici quelques cas qui te frapperont.
Un soldat du 41eme de ligne logeant dans ma baraque rentra un jour d'une corvée
l'oreille gauche tuméfiée et saignante. C'était le commandant du camp lui-même,
le colonel Von Quer, qui l'avait frappé de trois coups de canne si violents que
la canne s'était brisée. Se promenant dans le coin du camp où travaillait la
corvée, il avait vu un des prisonniers fumer... Sans chercher lequel il avait
foncé sur le premier qui lui était tombé sous la main et l'avait frappé à coups
de canne en hurlant: « Je veux que vous soyez damné! » Ce colonel Von
Quer était d'ailleurs un grotesque individu. Ne s'avisa-t-il pas de faire un
« Garde à vous! » aux cabinets ?
Je ne sais pas si les gens qui s'y trouvaient rectifièrent la position
mais d'où j'étais j'entendis parfaitement le « Garde à vous »! Il
n'est pas jusqu'au général qui ne se soit permis de frapper un prisonnier pris
à fumer entre les baraques. L'officier allemand, tout en aboyant en français:
« Trois heures de poteau à faire pendant trois jours! » se mit à le
gifler à tour de bras. Le spectacle était profondément répugnant. Cet officier
supérieur abusant de son pouvoir et de
son autorité sans limites pour frapper un homme sans aucune défense me
fit mieux encore comprendre l'âme allemande. Tout en frappant, il vociférait:
« Vous avez menti au soldat allemand... Vous avez menti à moi ! Vous serez
très sévèrement puni! » Cela faisait sourire, cette vertueuse indignation
d'un homme dont les chefs avaient élevé le mensonge et la duplicité à la
hauteur d'institutions d'Etat.
Une sentinelle, à la sortie de la messe célébrée baraque 42,
porta sans aucune provocation un coup de baïonnette à un Français... Vers le 5
janvier, un Unteroffizier réunissant une corvée de charbon bondit sur un retardataire,
se mit à le bourrer de coups de poing et finalement porta un coup de plat de
sabre dans le dos du soldat... Le 12 Janvier, des prisonniers désoeuvrés
avaient conçu l'idée baroque de se déguiser en bizarre chameau à six pattes, à
l'aide de polochons figurant les bosses, pour distraire leurs camarades; l'un
d'eux fut grièvement blessé par une sentinelle allemande qui lança un coup de
baïonnette au hasard dans l'animal de carnaval. La farce finissait dans le
sang...
Noël des prisonniers
Nous avons pu fêter quelque peu la Noël malgré notre pénible
situation. Un camarade s'était abouché avec un charcutier qui descendait tous
les jours à Dornitz et avait pu nous procurer un saucisson et un jambonneau
avec quelques pommes sures et un litre de rhum. J'avais justement reçu le 24
mon premier mandat et je pus prendre part à ce festin extraordinaire sans rien
devoir à personne. Il n'y eut pas de messe de minuit au camp malgré la demande
des prêtres français. Aussi nous commençâmes le réveillon d'assez bonne heure.
Bien que nos pensées fussent ailleurs, nous nous efforçâmes à la bonne humeur.
Nous bûmes à nos familles, à la France, et nous regagnâmes vers minuit nos
baraques respectives. Avant d'entrer dans la mienne, je rêvai un bon moment au
dehors. La campagne couverte de neige étincelait sous la clarté diffuse des
étoiles. Je songeai au Noël précédent. Nous étions ensemble, heureux, nous
aimant de tout notre coeur. Nous en reverrons beaucoup d'autre, n'est-ce pas,
ma mienne? Notre tout petit sera déjà grand, peut-être balbutiera-t-il quelques
mots au Noël prochain et nous lui mettrons un joujou dans ses petits souliers.
Et pour nous ce sera une nouvelle occasion de nous embrasser follement et de
nous dire Je T'aime. Nous aurons un tel arriéré de caresses à nous prodiguer
l'un à l'autre que nous savourerons toutes les occasions d'échanger des
baisers, n'est-ce-pas? Déjà avant la guerre nous ne pouvions rester dix minutes
tranquilles. Nous avions déjà tant souffert et tant attendu. Dieu a sans doute
jugé que pour payer tout notre bonheur nous n'avions pas encore assez souffert
et il m'a pris mon bras. Mais tout mon bonheur à venir payera cette perte et me
fera oublier mes souffrances quand je me retrouverai près de toi. Notre France
sera agrandie et regénérée. L'Alsace et la Lorraine nous seront rendues. Le
sinistre aigle noir qui planait au ciel de l'Europe, portant dans ses serres le
feu et la destruction, sera abattu. Rien ne s'opposera plus à notre éternel
bonheur. Non, vois-tu, ce n'est pas payer trop cher pour un tel résultat... Une
cloche sonnant à Dornitz interrompit ma rêverie. Gloire à Dieu dans le ciel et
paix sur la terre aux hommes de bonne volonté! Le Christ est né pour prêcher la
paix et la concorde sur la terre. Et là-bas, les fusils crépitent, des canons
tonnent, des hommes meurent sous le ciel étoilé...
La neige et la pluie au camp
Lorsqu'il neige à Allen,
le camp, qui en temps ordinaire
n'est qu'une morne étendue grise sans aucune trace d'herbe,
revêt une sorte de
poëme sauvage. La neige ici ne fait pas comme à Cherbourg
où elle disparaît presque aussitôt qu'apparue...
Ici, elle
se plaque à terre en énormes flocons, s'amoncelle et
atteint bientôt une
vingtaine de centimètres. Les toits des baraques disparaissent
sous la couche
blanche. La chaleur intérieure la fait fondre et des cascades
ruissellent de
chaque versant du toit. Lorsqu'il gèle, ce qui est souvent le
cas, cela forme
des stalactites de givres qui font des ornements aux longues lignes
rigides.
Les squelettes d'arbres éparpillés çà et
là étalent leurs maigres branches
ouatées de blanc. Les fils de fer qui séparent les
compagnies doublent de
volume et tranchent sur la teinte jaune des baraques en y
traçant des lignes
blanches. Les sentinelles sont tapies dans leurs guérites et y
dansent d'un
pied sur l'autre pour se réchauffer. Aux alentours du camp, la
campagne
disparaît sous son manteau d'hiver. Les sapins de la forêt,
chargés de neige,
nous apparaissent comme des grosses barres noires soulignées de
blanc...
Aujourd'hui il tombe une sorte de pulvérin.
On peut à peine mettre le nez dehors. Le vent qui souffle en tempête fait
tourbillonner la neige au ras du sol et la projette sur les baraques au pied
desquelles elle s'amoncelle. Et cependant nous voyons passer des colonnes de
Russes que l'on emmène aux corvées, la tête enfouie dans le haut col de leurs
capotes, les mains cachées dans leurs manches croisées, ils marchent dans le
blizzard, la tête baissée, sans regarder autour d'eux... Ils sont blancs de
neige et semblent, dans les tourbillons, une file de fantômes. On ne voit plus
la lisière de la forêt.
Ce matin, le petit train nous est apparu vaguement dans
l'atmosphère ouatée, mais si flou, avec des contours si estompés qu'il
ressemblait à une bête de légende. Quelle différence entre cette journée de
grand foid et celle que nous avons passée l'hiver dernier. Je me dépêchais vite
de rentrer dans notre nid bien chaud, le visage rouge de froid. Mais tes
baisers avaient vite fait de me réchauffer. Qu'il faisait bon dans notre chambre...
Devant le grand feu qui rougissait la grille, ce feu que notre petit rossard de
Tit-mi aimait tant lui aussi. Un soir tu t'étais assise par terre sur le tapis,
tes longs cheveux dénoués... Tu étais adorable, et moi, toujours assoiffé de
caresses, je m'étais approché. J'avais mis la tête sur tes genoux, je t'avais
entourée de mes bras et je t'avais regardée longtemps, longtemps... Et toi tu
m'avais donné ce soir là de gros baisers pendant que le vent froid sifflait au
dehors... C'était le bon temps... Reviendra-t-il ? Dis-moi? Il peut revenir si
tu m'aimes toujours autant. Parfois, quand je réfléchis, j'ai peur, peur que tu
ne m'aimes plus... Dis-moi franchement, depuis que tu as appris que j'avais le
bras coupé, n'as-tu pas maudit la destinée qui t'avait unie à moi? N'as-tu pas
regretté le jour qui t'avait donnée à moi pour toujours et n'as-tu pas regardé
en arrière ce qu'on t'offrait et que tu avais dédaigné pour moi ? Ma première
question lorsque je te reverrai et que nous nous trouverons seuls sera celle-ci:
« Crois-tu pouvoir m'aimer encore comme avant ? » Dis, si nous
n'avions pas été mariés au moment où la guerre a éclaté et que je fusse revenu
comme je vais revenir, aurais-tu continué à vouloir être ma femme ou te
serais-tu détournée de moi ? Ce n'est pas la question de la vie matérielle qui
me préoccupe. Je gagnerai peut-être plus qu'avant. A l'usine je suis à peu près
sûr d'être repris dans les bureaux. J'aurai peut-être 150 F par mois plus ma
pension. Je commencerai ma journée à 8
heures au lieu de 6 heures et demie. Moins de fatigue, moins d'usure d'effets,
plus de propreté. Mais m'aimeras-tu toujours ? Je le sentirai car je suis
habitué à tes caresses et si tu m'aimes moins je verrai bien que tes baisers ne
sont plus les mêmes...
Je ne déteste pas la neige au camp, mais par contre je
déteste franchement la pluie, la pluie qui se déverse d'un ciel gris, qui
crépite sur les baraques, qui détrempe le sol comme le sable des plages et le
transforme en une immense flaque de boue
où l'on enfonce jusqu'à la cheville. Le sol sablonneux devrait
logiquement absober l'eau tombée à sa surface, mais -peut-être par les pas des
vingt mille prisonniers- il forme une sorte de croûte imperméable et la pluie y
stagne en larges mares. Pour circuler, nous devons marcher dans une infecte
boue noire... Nos pauvres chaussures après s'être défendues courageusement ont
fini par s'avouer vaincues et prennent
l'eau comme des éponges. Nous avons les pieds continuellement humides et nous
sommes sans cesse enrhumés. Quand donc cette existence stupide de volailles
parquées finira-t-elle ? Et encore les volailles sont à l'engrais tandis que
nous !! Je m'en rappellerai de la guerre et de ma captivité au camp
d'Allen-Graben... en attendant je t'envoie de gros baisers ici : X
La discipline à la prussienne
La discipline au camp est très dure. C'est la discipline à
la prussienne dans toute sa rigueur imbécile. Les châtiments ne sont qu'au
nombre de deux: le cachot et le poteau. Au début s'ajoutait à ces deux peines
la privation de nourriture. Pour le cachot, un camarade qui a été condamné à 24
heures y a passé 2 jours. Il n'est pas rare en effet qu'on y soit oublié. Un
turco condamné à 24 heures y est demeuré 5 jours sans nourriture. Lorsqu'on l'a
retiré le malheureux était à demi-fou de souffrance. Les cachots sont des trous
noirs munis d'un bas-flanc et d'une cuvette d'eau, installés derrière les
cellules destinées aux allemands punis, celles-là étant vastes et aérées. Une
sorte de conduit va chercher un jour parcimonieux à deux mètres de hauteur et
encore ce conduit est-il la plupart du temps obstrué. Une imposte vitrée est
ménagée près de la porte pour permettre à la sentinelle l'examen de
l'intérieur. Il n'est pas rare que les prisonniers soient saisis
d'hallucinations dans ce noir et mettent assez longtemps à s'en remettre. Voilà
pour le cachot.
Près des baraques du poste s'alignent des poteaux fichés en
terre, qui font penser aux poteaux de torture des Indiens d'Amérique du Nord.
Ce sont bien des poteaux de torture en effet, et cela constitue un
rapprochement entre les barbares d'Allemagne et les sauvages du Nouveau-Monde.
On peut voir de temps à autre des sentinelles attacher des prisonniers à ces
poteaux, les mains entravées derrière le dos et les pieds ficelés, pour les y laisser
de longues heures. Lorsque la température est douce ce n'est qu'un mauvais
moment à passer, mais lorsqu'il gèle ou qu'il neige on conçoit toute la
barbarie de ce procédé. J'ai vu des Russes et des Français, saisis par le
froid, restés allongés sur le sol lorsqu'on les détachait, à demi-morts... Un
Russe d'ailleurs mourut de ce traitement inhumain.
Les nourrissons
Sur les voies boueuses qui bordent le camp, on peut voir
défiler d'étranges soldats allemands. Ils semblent flotter dans leurs uniformes
trop amples. Leurs pieds peuvent à peine arracher leurs lourdes bottes des
flaques d'eau, le casque a l'air d'écraser ces
têtes imberbes de collégien. Et lorsque nous les voyons passer en
colonnes et le sac au dos, ils cheminent péniblement, aplatis et tordus en S
par des harnachements trop pesants à leurs toutes jeunes épaules. Ce sont les
soldats que l'Allemagne à bout de ressources lance sur la France victorieuse et
la Russie menaçante. Ils tentent de se redresser en passant devant nous et ils
chantent en tendant le cou. Leur chant ressemble à un râle et ils passent,
vagues fantômes d'une force à jamais disparue... Lorsqu'ils se promènent autour
de nos grillages, ils fument de gros cigares et affectent de nous détailler en
ricanant. Pauvres gosses! Certains d'entre nous font le geste de les casser en
deux et de jeter les morceaux de côté. D'autres miment une magistrale fessée,
et ces lycéens-soldats, rouges de honte, s'esquivent. Certains, sur leurs yeux
myopes, arborent de grandes lunettes rondes qui leur donnent l'air de
monstrueuses chouettes. C'est cette armée de gamins que les prisonniers ont
baptisée du nom de « Nourrissons ». Pauvres mioches, à peine échappés
de l'école, quelle face vont-ils faire sous les rafales de nos 75! Et dans quel
état vont les mettre les nuits passées sous la neige dans les tranchées! Que
doivent penser les parents lorsqu'on leur enlève leurs enfants pour les jeter
en pâture aux canons des alliés? Mais telle est la passivité de l'âme allemande
que pas une révolte ne semble fermenter sous les crânes épais des civils que
nous voyons circuler sur la route de Dornitz.
En revanche, certains faits tendraient à prouver que les nourrissons en ont
assez d'être sacrifiés au rêve définitivement avorté de celui que les journaux
français appellent le Bonnot
couronné ou le César de cabanon. Deux caporaux du 89eme se trouvant en corvée
dans les bois et plaisantant un peu, ont rencontré deux cavaliers allemands
dont l'un les apostropha en excellent français: « Eh bien ! Vous n'avez
pas l'air de vous en faire! On voit bien que vous vous êtes échappés ! Nous y
allons, là-bas... » Et il ajouta: « Mais as pas peur! Si nous pouvons
nous faire prendre, ce sera tôt fait! » Et avant même que les deux
camarades ébahis eurent pu dire quelque chose, les deux cavaliers avaient piqué
leurs montures et avaient disparu.
Ces soldats ne retournent au combat qu'avec répugnance, et ce qu'ils racontent
doit être plutôt démoralisant pour ces pauvres bleus. J'ai appris ces jours-ci
par un interprète que le fils d'un des majors du camp avait été nommé
lieutenant à 15 ans et 5 mois exactement... Quel superbe officier cela doit
être! Par contre les équipements de ces jeunes gens sont flambants neufs. Je
crois que l'Allemagne présente au monde à l'heure actuelle une brillante façade
masquant un épouvantable vide.
Premier de l'an
Aujourd'hui c'est le premier Janvier.
L'année dernière je
m'étais réveillé à tes côtés
et à peine éveillé je t'avais embrassée
à pleines
lèvres et à plein coeur... Aujourd'hui
je me suis éveillé sur ma paillasse et j'ai embrassé longuement ta photo
et celle de notre chou. Te rappelles-tu des premiers jours de l'an que nous
avons passé ensemble à Houlgate? Comme cela nous paraissait bon de passer cette
journée de fête ensemble. Et nos bons baisers échangés dans la chambre de Mme
Varin. Dis nous sommes-nous assez caressés cet après-midi là? J'aime me
rappeler tous ces bons souvenirs maintenant, ils m'aident à passer mes longues
et monotones journées mais peut-être cela va-t-il t'ennuyer que je parle de
choses que tu connais aussi bien que moi et qui peut-être n'ont plus pour toi
la même valeur qu'elles pouvaient avoir autrefois.
L'année prochaine nous serons de nouveau ensemble. Les
mauvais souvenirs se seront perdus dans l'éloignement. Nous serons de nouveau
dans notre cher petit nid. Je te raconterai les misères subies et pour que je
les oublie peut-être me donneras-tu de gros baisers. Nous nous aimerons si tu
le veux bien et notre beau rêve pourra se continuer. Nous irons ensemble
acheter quelque jouet à Petit Auguste. Le cher mignon, qu'il ignore toujours ce
qu'est la guerre ! Nous l'élèverons dans l'amour de la France mais aussi dans
la haine de cette chose hideuse qu'est la guerre. Et qu'il ne connaisse les
batailles qu'en culbutant des soldats de plomb sur le sable... Mais dis-moi
pourquoi l'as-tu appelé comme moi? Mon nom n'est pas si beau et puis je voulais
qu'il s'appelle comme papa. Nous le regarderons dormir. Nous pencherons nos
têtes au-dessus de son berceau. Nos cheveux se mêleront et nous nous
embrasserons au-dessus de son berceau. Ce sera si doux ! Si bon ce baiser !
Tiens, en voici déjà un: X pour attendre... A propos, ces baisers
que je mets par endroits, quand tu pourras les prendre je suis sûr que tu ne
t'en contenteras pas et qu'il faudra que je les double par d'autres... Dis,
est-ce que je me trompe?
Aujourd'hui je me suis levé de bonne heure. Nous avons tous
voyagé de baraque en baraque présenter nos voeux aux camarades. Bonne année
pour tous! Pour notre chère Patrie qui verra en 1915 la fin de ses épreuves.
Pour nos frères d'Alsace-Lorraine enfin délivrés. Pour les familles des morts,
dont le temps atténuera peut-être les cruelles douleurs et enfin bonne année
pour nous qui reverrons notre France et retrouverons tous ceux qui nous sont
chers.
Les conférences
Pour varier les
distractions (?) offertes aux prisonniers par leur séjour à Allen-Graben,
quelques-uns eurent l'heureuse idée d'établir une série de conférences, avec
l'aide de plusieurs professeurs prisonniers comme nous. La première qui eut
lieu dans la baraque 43 traita des Légendes Normandes. Je vais te la résumer
car j'y ai pris un vif plaisir. D'abord esquissons la silhouette du
conférencier. C'est un grand fantassin barbu aux yeux clairs, un peu rêveurs. Il
porte des pantalons tire-bouchonnés, une capote veuve d'une bonne moitié de ses
boutons et un passe-montagne de laine brune. Une chéchia de tirailleur devenue
informe et tortillée en accordéon lui surmonte la tête. C'est un professeur du
collège de Dieppe. Je vois d'ici le succès qu'il obtiendrait en se présentant à
son auditoire dans une semblable tenue. C'est néanmoins un fin lettré ayant
obtenu d'ailleurs une distinction dans un concours de poèmes normands. Il se
présente comme un Normand de Vire (le pays des andouilles, ajoute-t-il
spirituellement). C'est principalement dans le bocage normand que se perpétuent
ces histoires. Le pays est d'allure assez étrange d'ailleurs mais plutôt
bonnasse. Les arbres qui jouent un grand rôle dans les histoires de revenants
sont eux-mêmes des arbres domestiques et non les grands arbres sauvages
abritant les sombres légendes des Ardennes. Il y a le pommier trapu, les
hêtres, les ormes que l'on émonde, les saules et les bouleaux le long des cours d'eau et les peupliers qui
ont l'air de grands époussetoirs balayant le ciel. A ces arbres qui prennent un
aspect étrange dans les ténèbres s'ajoutent les taches claires formées par le
linge séchant sur les haies. Puis il y a les bestiaux qui soufflent et
piétinent dans les pâturages. Et l'on conçoit que de cet ensemble de choses
bizarres naissent des bêtes étranges, tels ce dindon blanc qu'un garçon de
ferme emporte mais qui devient de plus en plus lourd à mesure qu'il s'éloigne,
au point que finalement il est obligé de le rapporter... Ou ce mouton (blanc
également) qui bouscule les passants et s'amuse à les faire tomber trois fois.
Il y a un lutin, un bon diable de goublin, nommé Dami ou Damel, qui rend toutes
sortes de services si l'on sait s'attirer ses bonnes grâces. Puis le conférencier
passe aux histoires de Diable. En Normandie, le Diable est presque toujours
roulé par un paysan madré. Un paysan appelle Satan à son secours pour favoriser
sa récolte, et lui promet la moitié de la récolte -celle qui dépasse au-dessus
du sol. Le diable compte déjà s'emparer de copieux charrois de blé, or le
paysan plante des carottes et des oignons... Puis c'est l'histoire d'un évêque
de Bayeux nommé Fulbert, qui voulait devenir Pape. Mais quatre jours à peine le
séparent de l'élection papale et il y avait loin de Bayeux à Rome, surtout à
cette époque où l'on ne connaissait ni chemin de fer ni autos. Et comme
condition principale il fallait que le postulant eût dit une messe dans la
basilique Saint Pierre de Rome. En désespoir de cause, Messire Fulbert
s'adresse au Diable qui consent à le transporter à Rome moyennant un certain
nombre de conditions, au terme desquelles Satan emportera l'âme de Fulbert si
celui-ci ne lui trouve pas trois autres tâches à exécuter, celles-là absolument
insurmontables. Fulbert se retrouve à Rome en train de célébrer sa messe, et
exige de Satan qu'il pave tout le chemin de Bayeux à Rome. Bien entendu Satan
effectue cette tâche en un clin d'oeil grâce à ses pouvoirs surnaturels et à
son armée de démons. Fulbert exige ensuite qu'il le dépave. Ce qui est fait
aussi vite. Alors Fulbert, désignant la dépouille de l'ancien Pape reposant sur
un magnifique catafalque: « Tu vois cet homme? Eh bien ! Prends son âme
et va la laver jusqu'à ce qu'elle soit blanche comme neige ! » Et
comme de juste, l'âme était si noire que le Diable n'y arriva jamais, et que la
rivière où s'effectua l'impossible tentative s'appelle le Noireau... Une fois
de plus le Diable était roulé. Voici une autre histoire où le Diable berne un
Normand. Il est vrai que ce Normand-là était un vieux fou, si fou qu'à soixante
ans sonnés il épousa une gentille fillette de dix-neuf ans... Comme de juste le
sort qui l'attendait lui hantait l'esprit et il se voyait déjà porteur d'une
superbe paire de bois. Un soir, au moment de s'endormir avec sa jeune épouse,
il invoqua le Diable et s'endormit. Le Malin lui apparut en songe et lui dit:
« Voici un anneau. Laisse-le constamment à ton doigt et tu ne seras jamais
cocu ». Le vieux s'éveille et tu devines où il avait le doigt. Il est de
fait que s'il avait toujours pu laisser son doigt dans cet anneau-là il
n'aurait jamais été coiffé... Le conférencier parla ensuite de faits
historiques, la conquête de l'Angleterre par les Normands et celle de la
Sicile, et termina en nous récitant une pièce de vers de sa composition sur le
Mont Saint-Michel.
Dès lors des conférences eurent lieu tous les samedis. Elles
furent accompagnées plus tard par divers cours: droit, électricité, allemand,
musique, etc, et cela nous permit de trouver le temps moins long.
Le Théâtre -La Presse
Parmi les prisonniers se trouvaient quelques acteurs qui,
naturellement, s'efforcèrent de créer avec l'autorisation des autorités
allemandes un Théâtre qui prit le nom d'Alten-Théâtre. Ce fut d'abord la
baraque 59 qui servit de salle de spectacle puis au mois de janvier la troupe
se transporta avec ses décors et accessoires dans la baraque 39. Je fus une
fois ou deux à ce théâtre. Les places réservées étaient constituées de deux
lignes tracées à la craie sur un banc. L'espace compris entre ces deux lignes
formait la place réservée. Un nombre tracé à la craie la numérotait. Le
spectateur s'asseyait en plein sur ce nombre et sortait souvent du spectacle
avec son numéro de place imprimé à l'envers au derrière de son pantalon. Mais
au camp on n'y regarde pas de si près. Aux dernières places au poulailler (0 x
60) les spectateurs restaient debout. La scène était constituée de barres
rangées à se toucher. Un décorateur plein de bonne volonté avait brossé des
faux rideaux sur les portants de chaque côté. Le rideau était formé de deux
paillasses ouvertes et cousues ensemble, ornées d'une superbe couleur bleue, de
fleurs noires et d'un faux pli rouge vif. C'était plutôt un concert qu'un
théâtre, on y jouait des sketches en un ou deux actes. On y joua « Les
gaîtés de l'Escadron » de Courteline. Mais la majeure partie du spectacle
était constituée de chansons. Siscot, comique inénarrable, Noël, ténor, René
Hell, chanteur réaliste, etc... Il y eut aussi des acrobates, les Charley. Ce
Théâtre eut bientôt une concurrence: la « Boîte à Graben » sous la
direction de Chevalier. Ce fut plutôt une boîte à chahut genre montmartrois, la
principale attraction était Joë Bridge, le créateur de ce fameux Gédéon Gueule
d'Empeigne qui nous faisait tant rire dans Le Matin... Gédéon à toutes les
sauces, en sentinelle allemande, en fantassin français, belge, russe, en turco,
en zouave, que sais-je... Puis un nouveau concert fut créé dans la baraque 30.
Ses occupants avaient réalisé un prodige. Les instruments de musique manquaient
totalement au camp. A l'aide de boîtes à cigares et de cordes qu'ils s'étaient
procurées on ne sait comment, ils avaient réussi à improviser des violons,
c'était bien un peu criard en vérité, mais enfin c'était de la musique.
Les trois institutions se faisaient une concurrence
affirmée. Les hommes-sandwiches (parfaitement) paradaient dans le camp porteurs
de superbes affiches enluminées. Dans les derniers temps on monta un Palais des
Sports où l'on donna des exhibitions des sports les plus divers.
En même temps que les théâtres naquirent les journaux. Il y
en eut trois. Le premier en date fut le titre bizarre: « Les Ames
Libres ». Il parut sous le patronage des curés et, conçu comme organe
religieux avant tout, il ne fut pas du goût de tout le monde. Son concurrent
fut « L'Echo d'Alten », journal libéral, humoristique, recevant les
derniers tuyaux par fils spéciaux avec les cabinets, les baraques belges et la
poste. Il y avait de tout dans ses colonnes: faits divers, chroniques
théâtrales, mode... Dans la partie « mode » on pouvait voir que la
capote, les bottes russes et le passe-montagne étaient très portés cet hiver.
...
L'abonnement à ces deux feuilles hebdomadaires était de 0,05
pfennigs par mois. Les exemplaires étaient copiés à la main par des employés de
bonne volonté. Plus tard, ils furent reproduits à la polycopie. Un troisième
journal, gratuit celui-là, vit le jour. Hebdomadaire comme ses confrères, il
était exclusivement religieux et portait le titre de « Noël ». Les
Allemands eux-mêmes mirent en vente dans le camp une feuille hebdomadaire,
« Les Nouvelles Hebdomadaires », dont le prix était de 0,10. Je ne
sais dans quel but on produisait cette feuille de chou. Elle était remplie des
canards les plus invraisemblables. J'en ai un numéro et tu pourras en juger. En
plus, nous eûmes parfois des journaux français arrivés dans des colis. Ceux-là
furent les bienvenus comme tu peux croire. Je pus lire ainsi « La
Liberté » du 4 Décembre, « La petite Gironde » du 10, « Le
Matin » du 7 et du 13, et « L'Ouest-Eclair » du 14.
Le service postal et les colis
Ce qui nous aida à prendre notre mal en patience et à
vaincre les accès de cafard, ce fut certainement les lettres. Dans les hôpitaux
on nous avait permis d'écrire quelques rares cartes. Quoique ne comptant pas
beaucoup sur leur arrivée, je ne voulais négliger aucun moyen de te faire
savoir que j'étais encore vivant. Et j'eus raison, car la moitié au moins de
ces cartes arrivèrent à bon port et tu fus ainsi prévenue. La première de
toutes les missives que je reçus fut une carte de grand-mère adressée au
Konzert Haus à Magdebourg. La partie qui m'en fit le plus plaisir fut
certainement celle-ci: « Bébé va bien : il est si gentil...».
Je m'en sentis tout ragaillardi et j'attendis avec impatience une lettre de
toi. Ce fut une lettre de papa qui arriva. Elle me fit un immense plaisir mais
ce qu'il me fallait c'était une lettre de toi... J'attendis plus d'un mois. Les
cartes se succédèrent mais pas un mot de ta main. Mille idées folles me
passaient par la tête. Puis un beau jour je reçus une carte de toi. Mais elle
était si courte ! Tous mes camarades recevaient de longues lettres de 4 pages
et je n'avais que quelques lignes... Nous profitâmes d'un départ d'infirmiers
regagnant la France pour expédier quelques lettres. Heureusement une des deux
que j'avais écrites arriva à bon port et je pus recevoir moi aussi des lettres
de 4 pages. Malheureusement je ne pouvais répondre que par des cartes de 6
lignes et encore fallait-il mettre à chaque fois la mention: « Je me
trouve à Allen-Graben près de Magdebourg, Allemagne », sous peine de voir
nos pauvres cartes déchirées et jetées au panier. De nouveaux ordres
réglementèrent ensuite l'arrivée du courrier et il nous fut impossible de
recevoir des lettres de plus de 2 pages, à raison d'une par quinzaine au plus.
Si la deuxième règle ne fut pas suivie strictement, la première le fut et ceux
d'entre nous à qui était adressée une lettre de plus de deux pages se
retrouvèrent avec une enveloppe ne contenant qu'une brève note du commandement
allemand nous informant que la lettre était trop longue. Vers le 10 Janvier, le
colonel Von Quer nous débarrassa de ses règlements draconiens en rendant son
âme au Diable. Son successeur céda aux sollicitations et on nous permit
d'écrire une carte par semaine. Cela alla mieux.
Le service des mandats par contre commença par marcher d'une
façon déplorable. Au moment où j'écris ces lignes, je n'ai pas encore reçu mon
mandat envoyé au début de Novembre et nous sommes au 22 Janvier. Il me restait
22 x à
mon arrivée à Allen Graben mais avec mes achats d'effets et des vivres cela ne
me conduisait pas loin. Et je passai les mois de Novembre et de Décembre sans
un pfennig en poche. C'était dur car le régime du camp n'est guère nourrissant,
mais j'étais trop fier pour emprunter. On nous payait nos mandats en marks. On
commença par nous les solder à 8 m 09. Puis les embarras financiers de
l'Allemagne augmentant à mesure que durait la guerre et le numéraire manquant
de plus en plus on nous les solda à 8 m 47 pour 10 francs. Il nous était
interdit de posséder en poche plus de 10 marks à la fois. Ainsi ceux qui
reçurent des mandats de 20 x ne touchèrent que 10 marks.On leur
remit une quittance qu'ils devaient se faire rembourser quinze jours plus
tard. Plus tard cette mesure fut élargie
et les mandats de 20 x furent payés intégralement. Le service des
colis donna lieu lui aussi à d'invraisemblables accrocs. Les paquets arrivèrent
pour commencer absolument pillés. Toutes les friandises et les vêtements de
laine avaient disparu. Et le plus fort était qu'on faisait payer au
destinataire des droits de douane exorbitants sur les objets volés. Le premier
colis que je reçus fut le tricot que tu m'avais envoyé accompagné de deux
barres de chocolat. Je dus payer 0 x 45 de droits de douane (11 sous
français)... Lorsque je reçus celui de grand-mère les droits de douane étaient
supprimés ou plutôt on vendait les conserves, le tabac et les chocolats
contenus dans les colis pour les payer. Et il fallait encore débourser 20
pfennigs (0.25) pour le transport de la gare au camp. Plus tard, vers la
mi-Décembre, on ne paya plus rien. Mais les Allemands usèrent d'un stratagème
peu élégant pour nous soustraire le contenu en vivres de nos colis. Ils firent
afficher dans les baraques un communiqué nous informant que nous pouvions nous
faire adresser des vivres et du tabac. Beaucoup écrivirent dans ce but mais
dans l'intervalle séparant l'envoi des lettres de la réception des colis, un
second communiqué parut, nous informant que vivres et tabac seraient confisqués
!
Vers la fin Novembre, je reçus le caleçon qui contenait le
portrait de notre mignon. Quel heureux moment lorque j'eus défait l'enveloppe
et que j'aperçus la photo! Il te ressemble beaucoup et c'est tant mieux. Tu es
si jolie, ma mienne. En effet il est bien fort et s'il continue, cela fera un
fier lascar, notre petit gars. Et ta photo, je l'ai dévorée de baisers. Il y a
au coin de tes lèvres une place où la photo est effacée : c'est la mignonne fossette
où j'aimais tant mettre des baisers quand nous étions l'un près de l'autre dans
notre nid. Cette chère image a été ma principale consolation durant ma dure
captivité. Que de fois, quand le cafard m'étreignait je l'ai retirée de
l'enveloppe et je l'ai regardée longtemps longtemps, une buée humide au coin
des yeux... J'ai tant souffert, si tu savais... Sans doute tu liras sur mon
visage amaigri et décoloré tout ce que j'ai enduré de souffrances physiques...
Mais ce que tu n'y verras pas, ce sont les affres morales qui m'ont torturé
lorsque je me suis vu mutilé le soir d'une défaite...
Le 15 janvier je reçus un colis de l'usine qui me fit
plaisir en m'apportant un peu de réconfort... Le 26 décembre je t'en demandai
un sur une carte. A l'heure où je t'écris j'ai reçu trois petits colis de
Cherbourg mais pas ce que j'avais demandé (10 Février).
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Mr Joseph Laurent 74 bis rue Philippe de Gérard Paris 18eme
Pierre Bauchardy 42 Rue Caroline (.. illisible) Genève (Suisse)
E. Noël 31 Rue de la Porte saint Denis Conflans Ste Honorine
S. et Oise
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Melle Marie Bertrand 29 Grande Rue Chatelet Belgique
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Melle Jeanne Marie, Melle Ligot, Melle Touret
M et Mme Ligot
M et Mme Gilles
Docteur Kraëmer
M le Doyen Roger
Orphelinat Ste Famille
M Beylet Melle et Mme Pharmacien
M et Mme Guillemin
M et Mme Helsonn
Hamich 1er
tirailleurs algériens Mle 10952 Alger
Hadadou Mohamed 1er tirailleurs algériens 3eme compagnie Mle 11571 Alger
André Dablaing 68 Rue de Rivoli Paris
Auguste Lethiais 56 Rue de Bourgtehoulde Elbeuf
Clément Hamelin Rue Labbé Maxent Ille et Vilaine
François Rochefort Ambonnay près Rugles Eure
______
Mme Thérèse Roger
Boulangère
21 Rue d'Ig sauval Ste Adresse
________
Marcel Perrochon 24 Rue des Phares Ste Adresse
M .O. Levieux Maréchal des Logis d'artillerie 10 B en campagne
par Versailles
Melle R. Binay 61 Rue Gustave Brindeau Le Havre
Melle Marthe Baurel 16 Quai de l'Ile Le Havre
Melle Louise Levieux Route de Port Bayeux Calvados
Paul Lelong 3 Rue Rose Harel Lisieux
E. Gottschelk Remscheid (illisible) Rhénanie
Paul Frank (illisible...) str 11, Duisburg am Rhein
Henri Monségu 17 Rue Belleville Bordeaux
Pierre Dubois Avenue de Cocherel Dinan
Florentin Cagnard 54 Rue Vulfran-Warmé Amiens Somme
Lucien Cluzel rue des Brandes Montoicq (Allier) 152eme d'Infie
4eme compie Gérardmer (Vosges)
Notes de lecture
Ces souvenirs étaient consignés au crayon à papier, dans
un petit carnet noir, d'une écriture minuscule, très fine et très nette, comme
celle de quelqu'un qui économise au maximum le papier, avec une calligraphie et
une orthographe rigoureusement impeccables. Sur la couverture du carnet
s'étalait en biais l'inscription «SOLDATENFREUND », en lettres
gothiques qui avaient été autrefois dorées. Le carnet datait de 1915. Il
contenait un certain nombre d'informations usuelles dans l'armée allemande de
l'époque sur le royaume de Prusse et l'organisation de l'armée impériale
(Deutsche Reichsheer) et de celle des royaumes sujets (Die übrigen deutschen Truppenteile:
Sachsen, Bayern, Württemberg).
Ce journal intime,
écrit à l'unique intention de sa
femme, était bien trop personnel pour que le moindre
soupçon de son contenu ait
filtré jusqu'à nous du vivant de son auteur.
C'était inévitable, mais très dommage.
En déchiffrant, bien des années après sa mort,
cette minuscule écriture
minutieuse, l'émotion d'avoir en mains un témoignage
direct, vécu, de ce qu'on
ne sait plus que dans les grandes lignes par les livres d'Histoire, se
mêlait à
celle de découvrir, par delà l'idéologie d'un
autre temps, un homme tendre, sentimental, vindicatif, parfois
féroce et somme toute très humain et très
vulnérable, dont je n'avais jamais
soupçonné l'existence à l'intérieur de ce
personnage taciturne et lointain
qu'avait été mon grand-père. Malentendu total. En
découvrant par ces souvenirs
d'outre-tombe combien, au fond, nous aurions pu être proches,
j'eus
l'impression de prendre en pleine figure une fois de plus
l'étrange ironie de l'existence.
Eric Delacour
Authie, Décembre 2009
Programme d'un spectacle de l'artiste de cabaret
Joë Bridge (pseudonyme de scène de Jean-Charles Barrez, ami de Maurice
Chevalier, qui fit beaucoup pour le moral des prisonniers pendant sa
captivité au camp d'Allen Graben, dont il parvint plus tard à s'évader).

Carte de la
bataille de Charleroi
Notes